En décembre 2008, le RMI aura 20 ans, et se verra remplacé par la même occasion par le RSA. Retour avec son principal instigateur, Michel Rocard, alors Premier ministre, sur la naissance d’un dispositif devenu depuis central dans l’architecture de la protection sociale, et qui avait à l’époque la double particularité de constituer une innovation radicale et d’emporter le consensus au sein de la classe politique.
nonfiction.fr : On va fêter en décembre prochain les 20 ans du RMI. Avec ce recul de 20 ans et l’ensemble des réformes que vous avez faites en tant que Premier ministre de François Mitterrand, la mise en place du RMI est-elle l’une des réformes – voire la réforme – dont vous êtes le plus fier dans sa réalisation ? Quelle place lui accordez-vous dans votre œuvre politique ?
Michel Rocard : Ce fut la réforme la plus visible, la plus sympathique, la seule unanime et la plus utile pour sauver la vie à des gens. Ce n’était pas la plus difficile à faire, encore que… on va y revenir. Mais si l’on doit parler "technique gouvernementale", je suis infiniment plus fier de la CSG : j’y ai perdu 10 points de sondage pour la présidence de la République mais j’ai gagné ! [rires]
nonfiction.fr : Le RMI a été une mesure très consensuelle et a été mis en place dans un contexte d’unanimité assez rare pour être souligné. Comment êtes-vous parvenu à cet accord ?
Michel Rocard : Ce qui a été consensuel, c’est une découverte intellectuelle, qui est que de 1945 à 1975, dans tous les pays développés – Amérique du Nord, Europe et Japon – le capitalisme marchait à 5 % de croissance régulière sans jamais de crise financière et en plein emploi total. Or en 1988, il y a consensus sur le fait que le système s’est cassé, que nous sommes en chômage massif permanent pour 10 % de notre population, que rien ne permet d’espérer une baisse rapide de ce chômage, et qu’il fait apparaître une population de gens démunis. Ceci sous plusieurs formes : le chômage à l’état pur, et des "pauvres", c'est-à-dire des gens en fin de droits. La décennie 80 marque l’émergence d’une nouvelle pauvreté de masse en pays riches, fait alors nouveau puisqu’il n’y avait plus de pauvreté de masse en pays riches dans les années 60/70 – ce qui était assez extraordinaire.
Par conséquent, le fait intellectuel majeur, c’est que la droite n’ose plus tenir son discours sur la responsabilité des chômeurs, qui n’ont pas su profiter des occasions offertes par le marché, et que la seule chose que l’on peut faire c’est un peu de formation professionnelle, plus les œuvres sociales charitables des Églises ou des communes et c’est tout. La nécessité d’aider des adultes valides en déshérence privés de moyens de survie rallie le consensus.
Or la fondation de l’Hôtel-Dieu remonte à Saint Louis ; l’idée que la puissance publique s’occupe des pauvres est multiséculaire. Mais sur cette multiplicité de siècles, on s’est occupé des malades, des vieillards, des orphelins, des handicapés, des femmes seules, etc. Mais des adultes valides, jamais et nulle part dans le monde. Aider des adultes valides, c’est la grande innovation du RMI. Mais ce n’est pas la seule, parce que toucher à des adultes valides, c’est tellement nouveau qu’on a peur d’en prendre l’habitude, et donc l’idée s’impose assez vite de ne pas les aider seulement à survivre mais aussi à se resocialiser, et le RMI naît ainsi autour du concept d’insertion. D’où cette deuxième idée : on va dépenser de l’argent public pour aider sélectivement des gens à reprendre des habitudes sociales, quitte à leur faire une place dans le secteur bénévole. D’où l’idée que l’allocation du RMI n’est acquise que si la personne signe un contrat d’insertion.
Le RMI est également porteur d’autres innovations. La plus forte est qu’il va ouvrir des droits à l’assurance sociale, ce qui est une révolution dans le droit de la sécurité sociale : on pourra être assuré sans cotiser, et sans même avoir de travail, ce qui par rapport aux ordonnances créatrices de la sécurité sociale en 45 est un changement majeur de philosophie. On va ainsi avoir un système qui bouleverse trois corpus législatifs français : celui du droit du travail, celui du droit de l’assistance et celui du droit de la sécurité sociale. Ce sont trois innovations d’un coup, qui ont été difficiles à faire, même si le RMI va être voté à l’unanimité à l’Assemblée. Pour moi c’est une intimidation de la droite qui prend conscience que son discours à propos du chômage ne fonctionne plus, et elle vote pour car elle n’ose pas s’opposer à ce qu’on sauve des gens de la mort de faim. C’est ce qui a inhibé le débat sur ces remises en cause de nos formes traditionnelles de droit, et d’abord l’idée que pour être assuré social il faut travailler.
nonfiction.fr : Le RMI faisait partie des priorités politiques de la campagne présidentielle de 1988 et figurait dans la "Lettre à tous les Français" de François Mitterrand. D’où vient cette idée du RMI ? Comment émerge-t-elle ? Pouvez-vous nous parler de ses principaux instigateurs et artisans et de la façon dont vous avez procédé pour qu’il emporte si vite l’adhésion ?
Michel Rocard : L’idée du RMI est multiforme. Il y a d’abord eu des initiatives locales, par exemple à Besançon ou Rennes, qui faisaient des choses un peu analogues. Mais ils avaient davantage travaillé sur l’allocation que sur le contrat d’insertion. Puis on débat de cette idée dans les clubs Convaincre, c'est-à-dire institutionnellement dans mon courant [au Parti Socialiste]. Le héros, le défonceur de tabous et l’arracheur de consensus, c’est Jean-Claude Boulard, à l’époque Président de la communauté urbaine du Mans, en intelligence avec le maire communiste du Mans, Robert Jarry.
C’est dans les clubs Convaincre qu’on définit le RMI, qu’on travaille à un combiné dans lequel c’est la signature d’un contrat d’insertion – et donc l’affirmation d’une volonté d’insertion sociale – qui est la clé d’ouverture de droits, l’autre élément de cette clé étant l’absence de ressources, bien sûr. Il y a eu certes quelques bagarres entre nous, mais globalement tout s’est assez bien passé, si bien que nous décidons – cas rare – de prendre le risque en tant que courant de voir si le parti en tant que parti ne serait pas capable de l’adopter en congrès, et ça marche, pour une fois !
La vieille méfiance anti-rocardienne – parce qu’on est en plein dans la rocardie institutionnelle, là ! [rires] – tombe. Tout le monde croit que ce sont les partis politiques qui inventent les programmes, mais ce n’est jamais le cas, sauf ici, exception qui confirme une règle par ailleurs jamais appliquée. Nous proposons donc le RMI pour la motion d’orientation du congrès de 1987 qui a eu lieu [il se lève et va chercher dans sa bibliothèque] à Lille.
nonfiction.fr : Et donc Mitterrand reprend votre idée au dernier moment alors ?
Michel Rocard : Non, le parti vote l’idée et la met dans son programme, à partir duquel Mitterrand va écrire la "Lettre à tous les Français", dans laquelle, pour notre bonne et heureuse surprise, il reprend l’idée en piochant dans le matériel collectif proposé par le parti. Il a honoré le parti de la reprise de pas mal d’idées, ce fut plutôt un bon Congrès de ce point de vue.
nonfiction.fr : Et ensuite le président vous laisse faire car c’est votre idée ?
Michel Rocard : L’expression "laisser faire" n’est pas juste. Il me nomme Premier ministre, je suis donc institutionnellement en charge de le faire. On n’a jamais vu le président de la République passer à l’exécution administrative de ses propres décisions, même pas Nicolas Sarkozy ! Le travail administratif se commande depuis Matignon.
nonfiction.fr : Tout ceci se passe quand même dans un laps de temps très court, puisqu’en six mois on assiste au vote de la loi sur des conditions techniques compliquées…
Michel Rocard : Il y a effectivement d’autres innovations. La première c’est la rapidité de fabrication, qui n’a pas été simple car le dispositif coûtait quand même de l’argent ; on avait évalué ces coûts à 5 ou 6 milliards de francs, et on s’attendait à avoir de 400 à 500 000 bénéficiaires.
C’est aussi la première loi qui comporte dans le dispositif législatif son propre dispositif d’évaluation. C’est moi qui ai ensuite fait passer des textes adoptant le principe que toute politique publique doit être soumise à évaluation, en créant le Conseil interministériel de l’évaluation et le Conseil scientifique. J’ai aussi fait édicter que l’évaluation ne sera pas seulement faite par messieurs leurs Excellences de l’Inspection des finances ou de la Cour des comptes, mais aussi par des cabinets d’audit privés. Tout ceci concernant un point central que personne n’avait compris en France, mais que moi je savais, c’est que le contrôle comptable des experts techniques n’a rien à voir avec l’évaluation, qui répond à d’autres critères. Mais on a perdu cette bataille, les corps de contrôle ont tout repris par la suite, parce qu’il n’y a pas eu beaucoup de ministres qui ont eu de façon récurrente le souci de la sociologie administrative. Pour moi, c’est la chance de ma culture, de ma vieille amitié avec Crozier.
On a donc un processus d’évaluation qui se met en place, avec Van Lerenberghe qui va faire le premier rapport d’évaluation du RMI au bout d’un an et demi, lequel sera très utile car il va nous permettre d’améliorer un peu le processus.
Troisièmement, on écrit les décrets d’application en même temps que la loi elle-même, ce qui était aussi révolutionnaire, on n’a jamais refait ça depuis, le cas est unique. Donc les décrets d’application sont sortis dans les 15 jours qui ont suivi la promulgation de la loi, et si je me souviens bien, les premières allocations ont dû tomber en janvier !
nonfiction.fr : Ce sont donc à la fois les questions de fond sur le principe de la réforme et les questions techniques qui ont pu être réglées très rapidement ?
Michel Rocard : Les questions de fond sont réglées dans la loi, qui a été bien travaillée, bien construite. Il y a eu un certain enthousiasme administratif, et je n’ai permis à personne de prendre 24 heures de retard ! La précision dans la machine, il faut que le patron s’en occupe sévèrement ! [rires]
Moyennant quoi on a compris au bout de deux ou trois ans que, la reprise économique attendue ne venant pas, le RMI allait être sous une menace vitale pour lui, parce que la loi de décembre 88 donnait pour objectif au RMI de gérer des périodes transitoires. D’une part parce qu’il n’est ouvert qu’aux plus de 25 ans. Beaucoup ont trouvé cela scandaleux, je trouve scandaleux qu’on le trouve scandaleux, parce que la recherche du premier emploi disposait déjà d’une quantité de formules d’aide publique (stages aidés, apprentissage, etc.) et donc le premier emploi était déjà sérieusement couvert. Et puis, deuxième point, pour endiguer l’enthousiasme de Boulard, je ne voulais à aucun prix d’un dispositif désincitatif à l’emploi, parce que ce genre de risque existe toujours, c’était mon plus gros souci.
Nous nous attendions à gérer un flux car nous étions dans une phase de croissance rapide, puisqu’en 87 on avait eu 4 % de croissance – ce qui a été au bénéfice total de Chirac – et en 88 on était encore à 3,8 %. Ça va décliner doucement et en 93 on sera en récession. Le sentiment que la récession s’annonce, on l’a durant le dernier trimestre de l’année 91, voilà le calendrier des rythmes de croissance. Sur la lancée de cette reprise économique et de la soi-disant intelligence économique du programme d’ensemble, on s’attendait quand même à une reprise de l’emploi.
nonfiction.fr : Du coup, les difficultés économiques revenant, la partie insertion du RMI est devenue plus difficile, en raison de la gestion des stocks ?
Michel Rocard : Ce n’est pas tout à fait comme cela que ça s’est passé. Avec les difficultés économiques, le volume de bénéficiaires du RMI croît, et nous nous apercevons qu’au lieu de gérer comme on le pensait un flux de personnes constamment renouvelé mais étale, nous avons un stock constamment croissant.
Sur l’insertion, j’avais compris que, premièrement, affecter de l’impôt non pas dans des conditions générales et anonymes mais dans des conditions personnalisées et sélectives comme le sont les contrats d’insertion, pour rémunérer non pas seulement l’être humain en nécessité économique mais aussi quelqu’un qui l’accompagne, était une révolution des esprits et que ce serait très difficile à faire. Les fonctionnaires qui paient des allocations s’abritent habituellement derrière l’anonymat, et prennent tout le soin qu’il faut pour ne pas serrer la main aux miséreux. Alors que là il s’agissait de déplacer des agents rémunérés par la fonction publique, chargés d’accompagner aux entretiens d’embauche, de trouver des stages, etc. c’était radicalement nouveau. Je savais que ça ne se passerait pas très bien.
De plus, on a fait face à une contradiction dans le vote de la loi, que j’ai assumée : tout ça était tellement nouveau que mon intention était de mobiliser les préfets. Mais mon groupe parlementaire me dit qu’on ne peut pas faire ça, puisqu’on est en train de faire la décentralisation, il faut donc donner le pouvoir aux Conseils généraux. Et, moi qui suis aussi intellectuellement à l’origine de la décentralisation, avec un projet lancé en 66 sous le titre Décoloniser la province, qui a fait mûrir tout le débat, mon meilleur lecteur étant Charles de Gaulle, à l’occasion du referendum de 69. Bref, je n’allais pas résister à cette contradiction. Donc j’ai accepté l’idée de confier la mise en œuvre aux Conseils généraux.
Or 60 % des Conseils généraux étaient tenus par la droite. Et ce n’est pas que la droite soit méchante, mais sa philosophie c’est de dire que quand on est chômeur, c’est qu’on s’est mal débrouillé, et donc qu’il faut améliorer le fonctionnement des lois du marché, c’est ce qui crée de l’emploi. Et donc la motivation d’un Conseil général de droite, pour aller faire ce travail de romain consistant à repenser la façon de considérer les êtres humains en situation de pauvreté, je savais que ça n’irait pas aisément.
Et puis ça allait aussi à l’encontre de la philosophie communiste de la chose, puisque la philosophie communiste c’était de piller les fonds publics à volonté, pour qu’il n’y ait pas de malheureux, et pour le reste, de parler politique jusqu’à ce que des nationalisations généralisées et un changement de pouvoir provoquent une remontée de l’emploi. L’idée que ce soit individuellement et localement que ça se traite ne convenait à aucun élu communiste. Et par conséquent la plupart des mairies communistes, sauf une ou deux, n’ont pas compris et n’ont en fait pas appliqué le volet insertion, qui n’a été appuyé que par l’essentiel des élus socialistes, et encore pas tous. En revanche, quelques présidents de conseils généraux de droite ont joué le jeu. Et alors le RMI a été tout de suite un triomphe, parce qu’il a sauvé de la misère et de la mort de faim plein de gens…
nonfiction.fr : De la mort de faim ? Vraiment ?
Michel Rocard : Fin de droits, plus d’argent, terminé ! C’était ça qui se passait ! Mais on a oublié. C’était bien la situation à l’époque. Et l’insertion, elle a marché à peu près au tiers, et j’ai toujours clamé partout que c’était déjà pas mal. D’autant plus que les agents devaient être nouveaux. On ne pouvait pas mettre des fonctionnaires d’État sur le projet, puisque c’était du local, et les fonctionnaires locaux ne voulaient pas sortir de leur protection par l’anonymat derrière le guichet, ce n’était pas possible. C’est donc à des ONG qu’il a fallu donner le budget et qui ont fait ce travail. Donc toute une innovation, tout un personnel nouveau qu’il a fallu former en plus, etc. Un tiers d’insertion réussie c’est pas mal, et ça a tenu tout le long.
Mais il ne faut pas croire que c’est une recette miracle, on savait que ce serait difficile, qu’ils allaient en baver. C’était d’ailleurs déjà explicite dans mes discours de l’époque.
Mais le drame c’est que ça va s’entasser, s’entasser, qu’on va monter en quelques années jusqu’au million de bénéficiaires, et que, faute d’une reprise de l’offre d’emplois, le RMI devient apoplectique, les conditions administratives de sa gestion départementale sont encombrées, on se dispute, on a plus en plus de mal à assurer les contrats d’insertion, ce qui n’arrange rien, et puis on va se heurter au problème que le RMI est incompatible avec la perception de nouveaux revenus.
nonfiction.fr : Ce qui nous amène au RSA…
Michel Rocard : Il faut davantage inciter à chercher un emploi, décourager à rester allocataire toute sa vie, d’autant que le RMI n’était pas reconductible au-delà de deux ans, dans la loi d’origine, ce qui devient une vraie difficulté sociale. Alors nous devons gérer ce problème pendant l’alternance de 93-97, et puis Jospin devient Premier ministre. Et pendant ce temps, nous, les auteurs du RMI, nous continuons à réfléchir au problème, et c’est ce qui explique que, de nouveau dans le réseau des clubs Convaincre, mais aussi au sein de la Commission des affaires sociales du parti, une petite équipe à laquelle j’appartiens, travaille sur une modification qu’on appelait alors Allocation compensatrice de revenu, dont Roger Godino est le metteur en scène, l’organisateur du dispositif. C’est lui qui a mis au point le système final.
On est ensuite allé le présenter au ministre de l’Économie et des Finances de Lionel Jospin, Strauss-Kahn, qui a dit oui, bonne idée, je le fais. Mais Strauss-Kahn est victime d’une affaire judiciaire, il démissionne parce que mis en examen, dans l’affaire des mutuelles, et il est remplacé par Fabius, qui récuse l’accord donné sur l’Allocation compensatrice de revenu, et, pour des raisons de service de la cause électorale chez ceux dont on est sûr qu’ils votent à peu près, il lui préfère la prime pour l’emploi, qui ne répond plus au problème. Elle est certes une satisfaction momentanée, mais pas de même nature et ne touchant pas tout à fait les mêmes gens. Le problème c’est qu’elle mange la marge budgétaire qu’il nous fallait pour améliorer le RMI dans le sens qu’on souhaitait.
nonfiction.fr : C’est donc ça aussi l’histoire du RSA ?
Michel Rocard : Oui. La réflexion sur l’allocation compensatrice de revenu n’était pas interne au PS, elle était dans le milieu des ONG avec lesquelles on travaillait. Je n’ai pas connu Martin Hirsch à l’époque, mais je sais qu’il était déjà là-dessus. Et donc l’allocation compensatrice de revenu a été rebaptisée Revenu de solidarité active.
nonfiction.fr : Alors fondamentalement, pour cette loi, vous seriez aujourd’hui député…
Michel Rocard : Et bien moi je l’aurais voté à tous les coups ! La partie "dépenses" en tous cas. Sur la partie "recettes", c’est autre chose. Sur la partie recettes, premièrement, nous sommes quand même dans une situation de déficit des finances publiques, qui fait que l’on ne peut plus plaisanter avec ça, on ne peut plus rajouter de la dette. Donc il faut équilibrer. On peut équilibrer en augmentant les prélèvements sur les revenus du travail, qui sont en baisse en pourcentage du revenu, mais puisqu’on est, pas tout à fait en récession, mais en croissance ralentie, ce n’est pas convenable. Donc il faut faire payer tout le reste. Et l’idée de l’impôt sur l’épargne ou sur le capital ne me paraît pas bête. Le problème c’est qu’il y a le bouclier fiscal, qui vient dire en gros : les très riches seront exonérés, et ça va retomber sur les classes moyennes. Alors ça, c’est affreux.
nonfiction.fr : En 88, il y avait aussi l’idée que le financement du RMI soit lié à l’impôt de solidarité sur la fortune, qui est rétabli à ce moment-là. Enfin, il y avait un parallèle qui était fait…
Michel Rocard : Oui, c’est ce qu’on racontait, mais personne ne pensait à remettre en cause l’unicité des fonds publics…
nonfiction.fr : Et puis de fait, les besoins de financement du RMI ont augmenté plus vite que l’ISF.
Michel Rocard : Oui, mais ce sont deux robinets différents, l’un à l’entrée, l’autre à l’écoulement. L’impôt sur la fortune, on l’aurait recréé de toute façon. Je suis d’ailleurs assez fier de l’avoir créé en le plafonnant. C’est Juppé, Premier ministre, qui supprime le plafond pour se faire des voix à gauche. C’est une folie… Parce qu’on y est toujours. Il ne faut tout de même pas demander trop souvent à la gauche de voter contre l’intérêt direct de ses électeurs, on fait ça une fois de temps en temps par sens de l’État, mais…
nonfiction.fr : Justement sur cette question, la gauche a plutôt tendance à voter contre le RSA.
Michel Rocard : Elle est contre la recette !
L’obligation pour la gauche d’être idiote ne me paraît pas inscrite dans la Constitution ! La mesure est bonne, il faut la voter. Et on peut être en désaccord avec le montage financier, ou mettre comme condition la levée du bouclier fiscal pour cette mesure particulière.
nonfiction.fr : Donc ce serait là votre critique principale : je l’aurais votée si…
Michel Rocard : Oui absolument.
nonfiction.fr : Pour vous le RSA est plutôt le prolongement, "l’âge adulte" du RMI, et plutôt que le constat de l’échec de la dimension "insertion" du RMI ?
Michel Rocard : Oui, tout à fait. Mais il n’y a pas de paternité là-dedans ! Le RMI avait été voté à l’unanimité par l’Assemblée. Il eut été logique qu’il y ait unanimité pour la seconde version. C’est le bouclier fiscal qui a bloqué le consensus pour des raisons normales, admissibles. Le bouclier fiscal, ce n’est pas bien.
nonfiction.fr : Donc, concernant la philosophie du RSA, qui place quand même l’accès à l’emploi en priorité, vous vous retrouvez dans cette logique ?
Michel Rocard : Oui complètement. J’ai même un peu parrainé la réémergence de cette logique.
nonfiction.fr : Par le RSA, c’est l’accès à l’emploi qui est mis en avant, et la dynamique du "tout emploi". Y a-t-il des limites à poser à cette logique ? Peut-il y avoir des effets pervers, pour les publics qui ne peuvent pas forcément rentrer dans cette dynamique vers l’emploi ?
Michel Rocard : Je ne connais pas de réforme qui n’ait quelque part des effets pervers, vous avez soit des effets de seuil, soit des effets collatéraux imprévus, il faut regarder au cas par cas. Or ça fait 14 ans que je suis émigré à Bruxelles pour m'occuper d’autre chose, je n’ai donc pas eu du tout le regard attentif et scrupuleux du fondateur. Le RMI lui-même a dû être modifié au bout de deux ans. Qu’il faille faire la même chose pour le RSA, c’est dans la nature des choses. C’est de la sociologie administrative élémentaire. Je ne crois pas qu’il y ait beaucoup d’effets pervers, mais enfin, je n’en sais rien.
nonfiction.fr : Est-ce que cette logique de priorité à l’emploi vous paraît aujourd’hui bien partagée, bien portée, notamment par la gauche dans sa relation avec la politique de l’emploi en général ?
Michel Rocard : Concernant la gauche, elle est toujours mal à l’aise, prise globalement et dans la somme de ses réflexes, parce qu’elle n’a pas vraiment avalé l’économie de marché. Regardez les 35 heures : c’est le refus de jouer l’intérêt des patrons et l’intention très délibérée de présenter la mesure comme une contrainte, par méfiance vis-à-vis du monde patronal, qui a pollué le dispositif. La gauche raisonne toujours avec maladresse, le marché lui déplaît, c’est un handicap français, c’est tragique. C’est tragique parce qu’on a manqué des opportunités, et qu’il y a eu beaucoup de choses mal faites. La dynamique RMI-RSA va quand même dans le bon sens par rapport à ça. L’idée d’insertion est une idée positive et bonne, et j’espère qu’on gardera la technique et qu’on améliorera ses effets. Et puis rendre l’allocation compatible, de manière dégressive, avec de nouveaux revenus, c’est aussi une deuxième idée qui est excellente. Donc je crois qu’on apprend l’économie de marché petit à petit.
nonfiction.fr : Vous en parleriez avec Martin Hirsch, par exemple autour d’un déjeuner ?
Michel Rocard : Oui, évidemment. Je n’ai jamais supporté le concept d’opposition systématique. Parce que quand on fait de l’opposition systématique, on ne peut plus distinguer ce qui est vraiment toxique, ce qu’il faut combattre, y compris en manifestant dans la rue, de ce contre quoi on est simplement parce que ce sont les autres qui le font, et qu’on aurait volontiers fait soi-même…
nonfiction.fr : C’est votre côté Barack Obama…
Michel Rocard : Oui, un peu [Rires]. Mais enfin, cette bataille, c’est une bataille jaurésienne, c’est une bataille mendésiste. Le rocardisme n’a rien inventé. Ce n’est qu’une somme d’héritages. Mais la gauche intelligente, la gauche qui reconnaît que l’économie de marché est une donnée dont nous ne sortirons plus, est minoritaire dans le parti socialiste depuis 103 ans. J’espère que ça va changer cette fois-ci
* Propos recueillis par Nathalie Georges et Nicolas Grivel
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