Une belle anthologie des préfaces littéraires, qui aurait mérité une introduction critique.

La préface est un genre pluriel. Il y a celles qu’il faut avoir lues et celles qu’on ne lira jamais. Il y a les amusantes et les confuses, les synthétiques et les indigestes, les sensibles et les barbantes. Il y a celles qui atteignent presque la moitié du livre et celles qui dépassent la compréhension. Il y a les thématiques, les biographiques, les chronologiques, les problématiques… Et il y a celles réunies par Pierre Bergé dans L’Art de la préface.


Un art de la préface sans préface !

Il faut prévenir que le titre du livre est trompeur. Il ne s’agit pas d’un essai mais d’une anthologie. Dix-huit préfaces d’œuvres littéraires (aussi diverses que L’Odyssée d’Homère ou Lucien Leuwen de Stendhal) écrites par dix-sept écrivains – Léon Paul Fargue a les honneurs de deux préfaces – aussi célèbres qu’Albert Camus, Stéphane Mallarmé ou Marcel Proust. D’art, c'est-à-dire de technique littéraire, il n’est jamais question. On n’y trouve pas même une brève introduction aux enjeux et difficultés de ce "genre latérale de la critique", pour reprendre l’expression de José Luis Borges. Pierre Bergé se prive de toute réflexion sur l’objet qu’il expose, et c’est dommage   . Il a cependant ajouté un texte, appelé "avant-propos". Ce dernier, très court, présente l’ouvrage et décrit en quelques lignes le contenu de chacune des préfaces. Il y résume ainsi son sujet : "Si j’ai choisi d’intituler cette anthologie L’Art de la préface, c’est bien pour montrer qu’une préface n’est pas un texte ordinaire : hommage d’admiration à l’auteur, explication de texte, recherche attentive du détail. C’est tout cela à la fois et beaucoup plus encore." C’est un peu bref pour le lecteur curieux et non spécialiste en littérature, qu’un court développement sur ce "beaucoup plus encore" aurait pu éclairer.


Entre création et critique littéraire

"Exceptionnel, tout, l’homme en sa contrée et quant à lui l’œuvre, éclate tel : mais l’emploi d’abord du français ! cause qu’on ne voudra de la PREFACE rien plus ouïr, attentif à savoir par soi-même ainsi que m’incomba tout à l’heure d’extraire une poésie très spéciale, quel goût enfin offre la lecture." Tout le rôle d’une préface est résumé dans cet extrait du texte liminaire au roman Vathek de William Beckford. Écrite en 1856 par Stéphane Mallarmé, cette phrase rappelle l’influence importante d’une préface sur le lecteur. Elle doit être extérieure à l’œuvre, sans pour autant lui être étrangère, afin de pouvoir en révéler toute la force à celui qui s’apprête à la lire. En cela, les dix-huit textes rassemblés par Pierre Bergé sont de véritables chefs d’œuvre.



Tous les auteurs de cette anthologie – en dépit de la diversité de leur style et de leur tempérament – s’accordent sur un point : ce qui fait la qualité de l’œuvre qu’ils commentent c’est l’originalité. La création d’une langue ou d’un style nouveau, souvent difficile à appréhender tout d’abord, est la preuve irréfutable d’un grand texte. Et la pointer du doigt est à la charge du préfacier. Marcel Proust, dans une étonnante préface à un roman de Paul Morand, exprime ainsi cette idée : "Le peintre original, l’écrivain original, procèdent à la façon des oculistes. Le traitement – par leur peinture, leur littérature – n’est pas toujours agréable. Quand il est fini, ils nous disent : Maintenant regardez. Et voici que le monde, qui n’a pas été créé une fois, mais l’est aussi souvent que survient un nouvel artiste, nous apparaît – si différent de l’ancien – parfaitement clair." Et la singularité d’un auteur est parfois tellement vive qu’elle parvient à contaminer les écrivains eux-mêmes : "Quand on a visité une exposition de peinture et que le peintre, dont on vient d’admirer les toiles, a une grande personnalité, disons une optique à lui, une vision des choses et des gens qui lui est propre, longtemps (c’est plus fort que soi), on en reste imbu, au point que tout ce qu’on voit se déforme à sa mode ou plutôt se conforme à ce qu’il verrait à notre place. L’originalité à un certain degré impose, s’impose" (préface de Marcel Jouhandeau sur Les Caractères de La Bruyère, 1965). Pour Marcel Jouhandeau, la préface devient ainsi l’outil d’une reconnaissance littéraire et poétique. Un procédé que Léon-Paul Fargue pousse à l’extrême, avec beaucoup d’humour, dans sa préface de 1943 à La Bouche d’ombre de Victor Hugo : "J’ai eu ce jour-là la révélation de ce qu’il était, de ce qu’il devait être, de ce qu’il sera toujours : un Père Noël. Un Père Noël qui a déposé des jouets jamais vus encore, des jouets merveilleux, des jouets insensés, dans les souliers de la littérature."

À la singularité des œuvres décrites, il faut ajouter leur intemporalité. La beauté d’un texte littéraire réside dans la vérité des sentiments ou des idées qu’il décrit : "Adolphe est resté jeune et proche de nous, qui lui découvrons, à chaque génération nouvelle, une figure plus familière" écrit Marcel Arland, en 1958, dans son excellente synthèse, sensible et subtile, des romans Adolphe et Cécile de Benjamin Constant. Pour être remarquable une œuvre doit annuler le temps qui sépare sa rédaction de sa lecture. C’est la puissance de la poésie comme dépassement des frontières contextuelles. À ce sujet, en 1949, dans une très belle préface aux Poésies de François Villon, Tristan Tzara écrit : "Il n’est pas besoin de se demander quelle a été la signification exacte de la poésie de Villon à telle ou telle époque, puisque, même si le centre de notre attention est aujourd’hui déplacé, cette poésie contient assez de vigueur pour nous émouvoir en nous contraignant de la suivre vers de ses multiples débouchés." L’art de la préface est l’art de dévoiler la création d’un "objet nouveau". C’est à chaque fois l’occasion de redonner une définition de la littérature.



Si les œuvres dont il est question dans cet ouvrage brillent de l’éclat que leur ont donné leurs illustres préfaciers, ces derniers ne sont pas en reste. La valeur de cette anthologie réside non seulement dans l’analyse de grands auteurs, mais aussi – et surtout – dans la lecture des textes eux-mêmes. Les préfaces rassemblées par Pierre Bergé expriment la beauté de leur style et de leur singularité propre. En même temps qu’elles révèlent les qualités des textes qu’elles précèdent, elles s’imposent comme des œuvres littéraires à part entière. Elles dépassent leur rôle critique pour devenir une profession de foi poétique. À l’instar de Jean Giono dans sa préface à l’Iliade – "Je suis du côté des Troyens" écrit-il dès la première ligne – la plupart des auteurs s’intègre dans leur texte. Dire "je" est le moyen d’une affirmation personnelle, d’un véritable engagement littéraire. L’auteur n’est par ailleurs pas toujours en accord avec le texte qu’il introduit. Dans sa préface au roman Tendres Stocks de Paul Morand, Marcel Proust fait l’apologie d’Anatole France. Et de Morand il n’est presque pas question ! Dans celle qu’il rédige pour Les Cahiers de la Petite Dame de Maria Van Rysselberghe, André Malraux préfère s’attarder sur André Gide. À la marge du texte, entre création littéraire et regard critique, la préface est le lieu de la double affirmation d’un respect et d’une ambition.

Il y a dans la lecture de cette anthologie un double plaisir. Celui, d’abord, provoqué par les hommages d’écrivains à leurs confrères en littérature et qui provoque le désir de se plonger dans les œuvres en question. Celui, ensuite, qui naît de la relation perçue entre deux tempéraments et deux styles. L’affrontement, parfois. Nous l’avons évoqué, Marcel Proust sous-entend à peine le peu de goût qu’il éprouve pour le roman qu’il préface. L’admiration, le plus souvent. L’éloge de Marcel Arland à Benjamin Constant, plein d’émotion et de sensibilité, en est le plus bel exemple. Concluons avec lui : "Voici une œuvre écrite en quinze jours, puis de lecture en lecture, traînée pendant neuf ans, une “anecdote”, l’aveu d’une faiblesse – et cette centaine de pages ont pris place parmi les chefs-d’œuvre du roman français. Cela tient de la diablerie, sinon du miracle."