Le Centre français de recherches en sciences sociales de Prague organisait, le jeudi 13 novembre, un hommage à Bronislaw Geremek, décédé le 13 juillet 2008 d'un accident de voiture. Trois intervenants, Georges Mink (CNRS), Martin Nejedlý (Université Charles de Prague) et Marie-Claude Maurel (EHESS et directrice du CEFRES), ont brossé un portrait de l'intellectuel et homme politique polonais, insistant sur son engagement politique et européen et ses travaux d'historien.


Un engagement multiple

Ami de Bronislaw Geremek et parfois impliqué dans son action en Pologne, Georges Mink a d'abord essayé de réfléchir aux origines de l'engagement politiques de Bronislaw Geremek. Ses principaux traits de caractère, en particulier sa distance vis-à-vis des événements, son sens du consensus et de la stratégie, ont été forgés par un certain nombre de conversions. Originaire d'une famille juive mais pris en charge par une famille de notable polonais, Bronislaw Geremek se convertit au christianisme. Historien persuadé que "le sens de l'histoire allait avec le communisme", il devient membre des Jeunesses communistes puis du Parti ouvrier unifié polonais, une conversion "sincère avec une foi en l'idéal communiste". Désillusionné, il rend sa carte en 1968 et commence un parcours "d'intellectuel engagé".

En 1981, Bronislaw Geremek soutient les ouvriers en grève des chantiers navals de Gdańsk et rencontre Lech Walesa, dont il devient un des principaux conseillers. Pour Mink, le sens de la stratégie de Geremek se manifeste alors quand il pousse Walesa à passer des compromis avec le régime comme en 1981 pour empêcher une intervention des forces du Pacte de Varsovie, ou à tendre la main aux réformateurs au pouvoir, permettant ainsi à Lech Walesa de se doter d'une carrure nationale et internationale.

Enfin, Georges Mink a déploré "l'immense perte" de Geremek, pour son amitié et son engagement international :  "Cet été, il aurait effectué immédiatement le trajet Bruxelles-Tbilissi-Varsovie-Moscou, aurait combattu les tentations munichoises des dirigeants européens, dit ce qu'il faut penser de l'appétit russe et des maladresses des jeunes démocraties et des pièges des égoïsmes nationaux".


Bronislaw Geremek, historien des pauvres

Dans un deuxième temps, Martin Nejedlý, historien médiéviste de l'Université Charles de Prague, s'est intéressé aux travaux historiques de Geremek.

Travaillant sur l'histoire sociale et l'histoire des mentalités, Geremek étudie la pauvreté : sa thèse porte sur les marginaux parisiens du XIVème et XVème siècles. Ayant débuté ses études d'histoire à Varsovie, Bronislaw Geremek séjourne en France, où il est influencé par l'école des Annales. Son champ d'étude n'est pas son choix premier : Branilaw Geremek abandonne en Pologne l'histoire contemporaine pour le refuge de l'histoire médiévale, champ de recherche plus libre. Ami de Jacques Le Goff et de Georges Duby, il choisit de travailler sur les pauvres parisiens, sujet alors peu courant et peu évident. Un faible nombre de sources le conduit alors à travailler sur d'autres documents, en particulier littéraires et iconographiques, ouvrant ainsi "une démarche pionnière".

Pour Martin Nejedlý, ce champ de recherche est à lier avec son engagement politique : la prédilection idéologique et politique de Geremek, alors jeune marxiste et communiste, mais aussi sa volonté de travailler sur terrain non défriché, expliquent ce choix des marginaux.

 



Les travaux de Bronislaw Geremek (La Potence et la pitié. L'Europe des pauvres, du Moyen Age à nos jours, Gallimard, 1987, et Les Fils de Caïn. L'image des pauvres et des vagabonds dans la littérature européenne, Flammarion, 1991) appartiennent pleinement à l'histoire des Annales. Geremek ne s'en tient ni à un lieu ni à une époque, mais étend son étude à l'Europe, jusqu'au XVIIIème siècle, puis au XXème siècle. Travaillant sur le temps long, il décrit les structures économiques et sociales, mais aussi les interactions avec l'imaginaire et le symbolique (dans les Fils de Caïn, il étudie par exemple la représentation des pauvres). Enfin, Martin Nejedlý a souligné sa volonté d'ajouter à une analyse rigoureuse de ses sources un souhait de faire "œuvre littéraire", comme Duby ou Le Goff : le travail de l'historien est alors un travail scientifique et littéraire.


L'identité européenne en question

Dans un troisième temps, Marie-Claude Maurel a dressé un portrait de Bronislaw Geremek comme "figure d'un grand européen". Elle a souligné son engagement au service "des valeurs les plus nobles, celles de l'humanisme", son "idée de la conscience européenne" et "les messages, écrits et prises de paroles politiques" laissés par Bronislaw Geremek.  Elle a rappelé "la continuité et le goût de l'engagement", "un engagement naïf, à l'écart d'une carrière politique" et "sans concession" puisque, élu à la Diète, Bronislaw Geremek n'hésite pas à s'éloigner de Lech Walesa et d'une approche populiste, en dénonçant l'affaiblissement de la morale politique et la démagogie.

Son engagement politique s'est tourné vers l'Europe, comme ministre des Affaires étrangères de la Pologne de 1997 à 2000 (au moment de l'entrée dans l'OTAN et lors de la procédure d'adhésion à l'Union européenne), comme député européen à partir de 2004, mais aussi dans son opposition aux lois polonaises de lustration.

Surtout, Marie-Claude Maurel s'est intéressée à son engagement intellectuel, autour d'une réflexion sur l'identité d'une Europe en crise. En juin dernier, une de ses dernières prises de parole publiques, dans une tribune dans Le Monde, concernait le référendum irlandais   .

"Il est indiscutable que les gouvernements nationaux doivent faire tout leur possible pour que le traité qu'ils ont déjà tous signé soit maintenant ratifié. (...) L'Europe doit se doter d'une dimension politique, elle doit être capable de parler d'une seule voix, elle doit avoir la capacité de formuler et de réaliser des politiques de solidarité. Le traité donnerait cette possibilité et en même temps créerait un bond en avant spectaculaire. (...) Il ne faut pas craindre le peuple, il faut craindre le populisme, qui exploite l'absence du peuple sur la scène publique."

Dans plusieurs contributions, il revenait sur les origines de l'identité européenne. Ainsi, en octobre 2003, il déclarait à la revue Esprit    :

"Penser l’Europe en termes d’unité politique suppose que soit posée la question de ses valeurs, de sa mémoire et de ses traditions, d’interroger les fondements de la volonté de ses citoyens de vivre ensemble."

Pour lui, plusieurs étapes avaient forgé une identité européenne, d'abord une unification autour de la foi lors de la chrétienté médiévale, puis la formation d'une "République des lettres" d'Erasme aux Lumières. Ces "références majeures" devraient être mobilisées sans crainte pour affirmer l'identité européenne. Il identifiait également la difficulté de l'Europe à s'unir en raison de la difficulté à dépasser les consciences nationales. D'où, pour lui, une nécessité d'accorder une "place prioritaire à l'éducation européenne et à la citoyenneté". Publié en septembre, l'ouvrage Notre Europe   livrait, de manière posthume, la dernière contribution publique de Bronislaw Geremek sur l'Europe :

"Il ne faut pas réduire l'intégration européenne au travail à la création d'un super-Àtat qui dépasserait les cadres nationaux de l'histoire de l'Europe. On ne doit pas la considérer comme dirigée contre les nations. C'est pas à pas que l'Europe définit sa nature et ses objectifs. Toute inachevée qu'elle est, l'Europe s'affirme malgré les vents contraires comme une puissance, comme une patrie et comme une communauté."