Luc Boltanski invite à se réapproprier le réel grâce à sa sociologie de la critique.
"Une réflexivité élégiaque" ; cette expression nous paraît la plus à même de caractériser le dernier ouvrage de Luc Boltanski. Pourquoi faire référence au style littéraire de l’antique Catulle ? De prime abord, "Elégie" est l’intitulé du court chapitre d’introduction de Rendre la réalité inacceptable, marqué par la nostalgie d’une époque où le champ des possibles semblait encore généreux, où faire de la sociologie avait un sens, où le monde était supportable car il était encore possible de s’indigner – pour paraphraser feu Bourdieu. Mais surtout, le sentiment vague de "perte" parcourt l’ensemble de l’ouvrage de Boltanski. Pourquoi revenir plus de trente ans après sa parution sur "la production de l’idéologie dominante"? Ne serait ce pas reconnaître que la pensée critique a poussé son dernier râle ?
Car il faut bien admettre que la crise financière actuelle donne un surcroît de légitimité à la parution de ce livre : n’a t on pas fait du monde actuel, en raison de la "fin de l’histoire", un horizon indépassable ? L’adjectif "réaliste" n’a-t-il pas justifié toutes les abdications de la pensée critique ? Et surtout, est-il envisageable d’entendre un jour le discours dominant assurer que plusieurs voies sont possibles pour sortir de la crise actuelle dans laquelle le "réalisme", né dans les années 1970 dans des cercles de "réalistes", nous a plongé ?
Rendre la réalité inacceptable entend ainsi revenir sur l’élaboration de La Production de l’idéologie dominante, et dans une moindre mesure présenter des pistes de réflexion afin de renouer avec ce qui fait l’essence de la sociologie pour Boltanski : dévoiler les possibles sous la réalité, présentée comme inéluctable.
C’est l’histoire d’un groupe de jeunes sociologues…
Ouvrir à nouveau le dossier de La Production passe par une présentation du groupe des apprentis sociologues qui entouraient alors Pierre Bourdieu, appelé respectueusement "le Patron", et de la revue qui va découler, Actes de la Recherche en Sciences Sociales, au milieu des années 1970. Le souci de Boltanski, dans cet ouvrage, n’est pas de présenter objectivement les "faits"; son récit n’est pas de l’ordre de l’histoire mais de la mémoire, où les souvenirs opèrent des sélections et où les émotions ont toute leur place. Non sans humour, il rappelle au lecteur combien la marginalité du collectif auquel il appartenait leur a rendu la tâche difficile. Et plus généralement, il évoque la spécificité de la pratique du métier de sociologue dans les années 1970, faite de combines artisanales et de soirées enfumées. Mais les sociologues des Actes ont un rapport particulier à la sociologie, parfois plus proche des situationnistes que de la rigueur scientifique qu’on est en droit d’attendre. Leur revue est d’ailleurs un "fanzine de sciences sociales" , où l’organisation du travail est quasi-libertaire. À ce titre, la revue constitue plus qu’un simple support pour la diffusion de leurs travaux : il s’agit d’un cadre structurant socialement, au sein duquel se développe une "représentation du monde" commune . Mais cet âge d’or ne dure qu’un temps et Boltanski ne tient pas à s’étaler sur ce qu’il nomme la "reprise en main". C’est à dire la rupture politique et épistémologique d’avec Bourdieu. Cette marginalité intellectuelle et rédactionnelle est rendue possible par un cadre institutionnel marqué par une "négligence gestionnaire" et la concurrence au sein du champ universitaire, laissant de nombreux espaces de liberté sociale et intellectuelle. Ce qui semble révolue à l’heure actuelle. Et c’est dans ce contexte permissif et contestataire, esquissé succinctement, mais avec une mélancolie certaine, que sera rédigé La Production de l’idéologie dominante.
… qui décident de dévoiler l’idéologie dominante derrière la réalité…
Boltanski revient dans un second temps sur ce dossier de 1976 qui avait pour finalité "de faire voir […] la philosophie sociale de la "fraction dominante de la classe sociale"" . Il revient notamment sur la capacité de cette idéologie dominante à se parer des oripeaux des "évidences du bon sens", en un mot une idéologie "faite réalité", car productrice d’une réalité. Le regard que porte le collaborateur technique de Bourdieu sur cet article est intéressant car il semble se différencier dès cette époque du "patron" : l’humour et le relativisme sont autant d’approches qui tranchent avec la froideur objectiviste de ce dernier..
Ce retour réflexif se traduit par une présentation de certains concepts-clefs, en particulier celui de "lieux neutres", contextualisé heuristiquement et sociologiquement. Ces lieux participeraient à l’élaboration de l’idéologie dominante, comme espaces de socialisation au sein de l’élite, entendue au sens large. À ce titre, lieu neutre par excellence, "Sciences po", rappelle Boltanski, a pour fonction le "renforcement du moral de la classe dominante elle-même" . Est-il encore possible d’oser présenter le Saint des Saints sous les traits de l’instrument archétypique de la reproduction des élites, alors qu’on nous vente les mérites de "l’ouverture" opérée par Richard Descoing ? Voir l’auteur du Nouvel esprit du capitalisme s’interroger sur la force critique de La Production, non sans humour, est très intéressant. Et d’humour, il en est question à de nombreuses reprises, occupant même une place centrale dans la démarche critique de la sociologie telle qu’elle est pratiquée par Boltanski et ses pairs. Mais c’est surtout l’ironie objective comme outil de désacralisation qui est au cœur de leurs travaux. La radicalité de leur posture tiendrait non à "l’expérience de la précarité" qui est le lot des chercheurs de nos jours, mais au fait de bénéficier d’un statut intermédiaire de "marginaux de l’intérieur" . C’est donc en questionnant leur posture passée que Boltanski définit ce qui fait l’essence même de la discipline : "faire surgir la possibilité que le présent soit autre qu’il n’est". Il va sans dire qu’une telle sociologie ne peut être que critique, sans quoi elle se réduit à de l’"expertise" .
…mais dont les œillères d’alors limitent la perception de l’ensemble du monde social.
Rendre la réalité inacceptable prend toute sa dimension réflexive et plus généralement son intérêt intellectuel quand Boltanski aborde la question des "absents", ces thématiques sociales qui ne rentraient pas dans les catégories d’analyse de ce groupe de sociologues critiques. Reconnaissant leur focalisation sur la critique sociale, le groupe autour de Bourdieu aurait écarté trois types de problématiques : l’écologie politique, les genres et la sexualité, ainsi que la question des étrangers. Toutes trois prenant leur essor dans les années 1970 et dont la centralité, de nos jours, ne se dément pas. En présentant les fondements de cette cécité du sociologue critique, Boltanski fait alors preuve d’une grande probité intellectuelle. L’écologie ? Elle est vue alors comme une distinction élitiste, qui aurait empêché de faire jonction avec les réflexions de Gorz ou Illitch. Le féminisme ? Le machisme est une valeur centrale des classes populaires, quasi-ontologique. Les travailleurs immigrés ? L’attention était portée prioritairement sur ceux d’origine française employés dans la grande industrie. On perçoit alors que l’outillage mental de ces sociologues ne permet pas la prise en compte de ces catégories et thématiques nouvelles. Outre le fait que les mouvements de reconnaissance identitaire sont à leurs balbutiements, la cause principale de cette cécité provient du fait que se maintenait, "l’idée que la classe sociale constituait bien le mode déterminant de relation au monde social". Une identité plurielle réduite à la classe en somme. Et Boltanski de revenir sur la centralité des "classes sociales" dans cette sociologie critique, notamment par la présentation succincte mais très stimulante de la reconnaissance sociale et institutionnelle de cette catégorie, selon une méthode socio-historique qui a fait ses preuves depuis son ouvrage sur Les Cadres . En filigrane se lit donc la nostalgie pour une période de courage intellectuel mais aussi les limites et les dérives d’une sociologie critique qui commence alors à se transformer en une "sociologie bulldozer", pour reprendre l’expression de Corcuff.
Rendre la réalité inacceptable et libérer les possibles en 2008
Tout au long de ce court ouvrage, Boltanski parvient à maintenir une réflexion comparatiste entre les conditions particulières d’élaboration de La Production et le contexte actuel. L’intérêt principal de la réédition de l’article proviendrait du fait qu’il se serait trouvé, a posteriori, à une époque charnière, celle d’une transformation sociale et idéologique au sein de l’élite dominante. La transition idéologique du milieu des années 1970 se serait traduite par une "montée en puissance des thématiques néolibérales […] mettant l’accent sur la "fin des idéologies" et sur la disparition prochaine des classes sociales" . Une idéologie qui est notamment passée par la mise en coupe du mouvement post-soixante-huitard, n’hésitant pas à récupérer ses thèmes subversifs par ce que l’auteur Nouvel esprit du capitalisme qualifie de "critique artiste" (autonomie, responsabilité…). À l’utopie, l’idéologie nouvelle répond "réalisme".
Et il faut bien reconnaître que ce que certains qualifient de "révolution conservatrice" se structure alors en France autour de thématiques encore fortement vivaces : l’exaltation du changement comme mode de conservation du pouvoir, la figure de l’expert au cœur de la "gouvernance" ontologiquement apolitique, le tout présenté sous la forme du "fatalisme du probable", autrement dit de la nécessité historique. Cette idéologie façonne la réalité par des mécanismes et des interventions complexes, dans le domaine du droit, de la formation, de l’organisation du travail, sans concertation ni conscience totale des différents acteurs, et en retour transforme notre appréhension du réel. Et l’actuelle Réforme générale des politiques publiques, évoquée dans l’ouvrage, est à ce titre archétypique.
Dans ces conditions, se demande Boltanski, est-il encore possible et même concevable de produire une nouvelle analyse critique globale de l’idéologie dominante ? Cette interrogation ne trouve pas de réponse claire et définitive et on peut reprocher à l’auteur de traiter trop rapidement la seconde problématique de l’ouvrage. Mais, à y regarder de plus près, la finesse analytique et la modestie du sociologue soulignent les difficultés inhérentes au contexte actuel. La discipline ne jouit plus de la même considération, dans la mesure où les dirigeants "ne reconnaissent la valeur des sciences sociales que lorsqu’elles se trouvent intégrées à la culture du management" . Plus généralement, Boltanski met en exergue le mode de domination complexe de nos sociétés capitalistes-démocratiques. Agissant de manière non-intentionnelle et reconnaissant la légitimité de la critique mais l’incorporant pour mieux la neutraliser, elle s’appuie sur une logique néolibérale et psychologisante qui consiste à "déplacer sur la responsabilité individuelle le poids des contraintes qui s’exercent à un niveau collectif" .
Mais surtout on a l’amère impression que c’est bien la France sarkozienne que dépeint Boltanski quand il pointe les singularités de l’époque actuelle. En mettant en avant les modalités et les contenus principaux de cette idéologie dominante, c’est une forme d’encouragement à reprendre le flambeau de la sociologie critique que propose Boltanski, mais débarrassée de ses propres contradictions, dans l’optique de "rendre la réalité inacceptable". Cela afin de "libérer les possibles latéraux" que renferme le monde, pour en finir avec ce que l’on qualifie trivialement par l’expression de "pensée unique". Il reste à espérer que l’invitation lancée par cette esquisse de sociohistoire élégiaque de la critique si stimulante, comme tout travail de Boltanski, soit entendue