Un livre inédit du XVIIe siècle, qui interroge les rapports de l'âme à Dieu.

Au cours des derniers siècles, une lutte acharnée a opposé l’ombre cristalline de l’esprit mystique et la transparence lucide de la raison. L’Âme cristal, livre inédit de Jean-Jacques Olier,  qui emplit ses pages ferventes d’un pressentiment résultant du poids primitif de la foi ("il faut même que l’âme soit vide de tout jugement propre et toute propre raison, pour laisser place à la foi et à la simplicité de la lumière divine") semble échapper à la verticalité de ce combat.  Le sacré, ce qui nous fait peur et que nous respectons, est l'affaire des religions qui proposent la rédemption comme seul moyen pour la libération de l'âme. Pour l'auteur, l'observance de règles sévères peut être efficace pour le croyant, mais elle le conduit à ignorer les avancées de la science et le prive des joies de la raison
 
L’acceptation de la promesse d’un au-delà, géographie éternelle de l’esprit, était le phare de l’humanité. Le livre de Jean-Jacques Olier (né en 1608 et fondateur de la compagnie de Saint-Sulpice) nous interpelle, c’est un reluisant flambeau dans la nuit de l’homme affrontant la rude bataille, perdue d’avance, de son esprit face à la tombe que représente la créature ("l’âme étant ainsi unie au corps devient vicieuse,impure et sale comme le corps"). Mais revenus à notre civilisation de connaissances aiguës, nous constatons une progressive perte du divin, en même temps qu’une absence de Dieu au sein de son propre dessein universel.   
 

Un gaspillage spirituel
 
Depuis les siècles mystiques pétris d’une croyance lumineuse, ancrés davantage dans l’espoir né de la dynamique engendrée par l’imperceptible voix de la foi ("il faut que l’esprit, étant vide de soi, soit susceptible des moindres impressions de la foi et de la lumière divine") que dans une exigence rationnelle qui permettrait de surmonter les épreuves de l’existence, Mariel Mazzoco, l’éditeur, rallume au cœur de notre société vertigineuse, assoiffée de plaisirs divers, un mouvement intérieur d’anéantissement dans l’âme pour, selon une théologie de la renonciation, retrouver le salut manquant, la force enfouie qui nous permettra d’assimiler l’intégralité d’un univers devenu trop fractionné, trop dissolu dans les glissements de l’homme contemporain, emprisonné dans sa dépendance et sa solitude : "Il ne faut à la communion de Dieu qu’une âme nue et ennemie d’elle-même, une âme anéantie en son fond et qui soupire devant Dieu pour être remplie de lui ; une âme qui est en état de gémissement, en état de soupirs intérieurs vers Dieu, pour attirer sur soi sa plénitude et sa possession."



L’extase du renoncement perpétuel
 

L’Âme cristal, écrit vers la moitié du XVIIe siècle par Jean-Jacques Olier, dans la plus pure tradition des textes mystiques, est à maints égards une compilation de sa longue réflexion personnelle  sur le dénuement de l’âme et son retour à Dieu, et, en conséquence, sur les effets divins des rapports entre l’homme et son créateur. Cependant, il est aussi tributaire du jardin religieux semé avec ardeur par des grands maîtres de la mystique chrétienne comme Saint Jean de la Croix, Sor Juana Inés de la Cruz,  Denys l’Aréopagite, Thérèse d’Avila, Benoît de Campfiel, Maître Eckhart et, bien sûr, Saint Augustin. La force des images et des convictions fondatrices d’une vague religieuse qui s’agite dans les pénombres du passé se reflète dans le livre d’Olier, et rejette toute vérification rationnelle de ses plaidoyers cultuels : "Le grand empêchement de cet état <d’union divine>, c’est la raison humaine. Car si l’Esprit est un œil clairvoyant, la raison est une taie qui l’empêche de voir Dieu.(...) c’est pourquoi nous avons besoin que la raison soit abattue..."

Comme le sous-titre Des attribus divins en nous l’indique, nous sommes dépositaires des mêmes vertus bienheureuses que celles qui animent la pensée de Dieu. L’audace qui dans le paradis a poussé Adam vers la curiosité, vers l’interdit, a créé un précédent, une déchirure dans l’entreprise universelle.  Depuis ces âges bibliques, l’axe de la pensée mystique se base sur une dialectique : d’une part, un Dieu pléthorique dans son éternité sainte, de l’autre, l’homme noyé dans son présent discursif et précaire, recouvert par le manteau souillé d’Adam ("Mais depuis que par son péché [Dieu]a banni [la miséricorde]de notre âme et qu’il l’a laissée remplie d’impatience et de colère, remplie d’amertume et d’inconstance et de variété...). Le chemin à parcourir pour se fondre à nouveau et à jamais dans l’axe transcendant passe par le renoncement à toute réclamation du fondement de notre culture : le droit à l’individualité, à sa différence, à sa capacité d’élever ses défaites en victoires. Olier se propose de rétablir, en seize chapitres, la rupture (insurmontable jusqu’à présent) de ce dispositif binaire qui contrebalance les mystères, les défauts et les merveilles de cette théologie qui répudie la matière et sa plus splendide manifestation : l’Homme.


 
Chaque chapitre s’évertue à magnifier les qualités qui composent la sagesse divine. Ces attributs sont tous enrobés d’une perfection nécessaire (l’unité, la vérité, la perfection, l’infinité, la simplicité, la sainteté, la grandeur, l’immensité, l’éternité, la bonté, la justice). Tout cela dans une vive intelligence analogique qui établit des liens entre des images simples et efficaces ("[L’âme] est rendue tellement participante de son Dieu qu’elle paraît tout Dieu, comme le cristal qui serait perdu dans le soleil ne paraîtrait plus que soleil") où la force poétique appuie des images incontestables, robustes dans la ferveur religieuse des esprits convaincus par ce choix. Le jeu tautologique propre à l’expression mystique, telle "Dieu qui, étant par lui-même ce qu’il est, n’a pas de bornes..." n’est pas sans rappeler la nature insondable de son fils qui déclare "je suis celui qui est" (Exode, 3, 14) ; ainsi, la rigidité et l’axiome spirituel de ce discours, qui se nourrit de ses propres reflets, n’admettent pas ou ne tiennent pas la critique. Cependant, car il n’est pas de la nature suressentielle de Dieu de théologiser, c’est à l’Homme que revient le besoin d’entamer un processus d’anéantissement de son être "varié, distinct et souillé", de renoncement perpétuel pour bien réussir à dépoussiérer les attributs divins ensevelis sous le corps qui est pour le mystique davantage un empêchement qu’un instrument, dont la haute capacité de captation peut surmonter les défis posés par la question de la morale et du doute.
 
Olier supplie l’âme de retrouver la sagesse et la douceur qui se trouvent profondément enfouies en elle ; aussi il lui demande de happer l’unité condensée des vertus divines qui sont sa marque d’éternité. Pour ce faire, il s’applique avec la manière systématique des théologiens et avec l’urgence de la parole itérative et figurative de la joie mystique. Cependant, après l’extase, le lecteur ne peut s’empêcher de réfléchir, par un effet de soulagement final et par un besoin d’examiner des question théologiques encore non résolues, si l’instrumentalisation universelle des êtres ("il n’y aura plus rien de l’homme en son état d’infirmité") n’est pas le geste de trop qui fait, qu’entre-temps, la souffrance, l’ombre de ce péché originel trop distant, trop religieux, et qu’il ne ressent ou ne justifie plus, est une fable à la morale rigide qui n’existerait plus que dans les quelques couvents encore actifs