À l’heure de la réédition en poche de l’ouvrage très optimiste sur le modèle suisse d’Uli Windisch, professeur à l’Université de Genève en sociologie de la communication, il convient de s’intéresser sur la pertinence de son analyse, aux vertus du modèle suisse multiculturel et fédéraliste, et de sa capacité à tenir sa cohésion dans les grands moments de crise.
Nous allons donc essayer de dresser un court portrait de ce modèle suisse caractérisé par Uli Windisch comme harmonieux et détenteur d’un savoir-faire interculturel exemplaire. La Suisse y est souvent présentée comme un modèle caractérisé par sa stabilité et son unité dans son livre d’analyse (issus d’enquêtes de terrains très fouillées sur le fonctionnement des cantons bilingues), le modèle suscitant l’intérêt de délégations du monde entier, voire de solution en tant que modèle de gestion politique et culturelle pour les conflits meurtriers. Il semble ainsi presque intouchable, auréolé de toutes les vertus.
Pourquoi rééditer ainsi ce livre avec un optimisme triomphant ("nous pensons que le modèle suisse est mieux préparé que d’autres régimes politiques pour faire face et faire avec de nouveaux défis"), alors que l’atmosphère sociale et politique appelle au changement et à la réforme, et non à la préservation fossilisante d’un modèle ? Par ailleurs, le terme choisi de modèle s’il n’est pas pris dans une acception ironique peut difficilement paraître autre chose que stérile. D’où quelques questionnements : le système suisse n’en est pas à sa première estocade, à son premier choc, tiendra-t-il ? L’harmonie partagée et parfois mythifiée peut-elle se maintenir malgré les grandes difficultés socio-politiques que le pays traverse ? Quels symptômes cette crise à la fois interne (montée des extrêmes) et externe (chute des grandes multinationales, crise financière et bancaire) traduit-elle ? Conserver la spécificité du modèle ou le réformer ?
Toutes ces problématiques traversent en sa périphérie l’analyse proposée par le sociologue genevois, nous allons donc marquer quelques jalons importants de ce texte, et les soumettre à la critique. Parce que même si le livre est fait à partir d’enquêtes intéressantes, il ne parvient pas réellement à adopter une posture réflexive essentielle pour confirmer sa prémisse initiale d’un modèle suisse mieux préparé que d’autres régimes politiques pour faire face et faire avec de nouveaux défis.
Le livre se divise en deux parties. L’une concerne la diversité linguistique et culturelle de la Suisse, et l’autre couvre le système politique suisse de démocratie directe. Dans la première partie du livre Uli Windisch insiste sur l’élément dynamique essentiel d’un pays qui possède quatre langues nationales différentes, et tout autant de cultures et de mentalités contrastées, il s’agirait d’une forme d’unité dans la diversité, qui prend la forme bien connue du système fédéraliste suisse qui laisse une large marge de manœuvre aux cantons (au nombre de 26). L’idée intéressante que nous propose le sociologue genevois c’est de sortir de l’alternative brut entre multiculturalisme et citoyenneté, pour considérer les éléments empiriques multiples qui rendent possibles cette identité-unité dans une diversité culturelle et linguistique complexe.
Le travail de sortie du clivage passionnel ou populiste, va permettre à Uli Windisch d’habiller sa vision idéaliste des oripeaux de la sociologie de terrain, gage de légitimité, et de renoncer ainsi à un certain sens critique. Ainsi à propos d’assimilation et d’unité dans la diversité, la Suisse a une expérience riche à proposer (ses régions bilingues, son fédéralisme respectueux des différentes identités, etc.), et qu’Uli Windisch n’a pas tort lorsqu’il affirme que la "situation concrète de la Suisse plurilingue et pluriculturelle illustre l’impossibilité de comprendre la diversité culturelle croissante des pays européens ayant connu une forte immigration en termes dichotomiques et manichéens".
Parmi les autres traits évoqués, qui semblent relever plus de la Suisse comme petit pays horloger de montagne et de fromages, il faut noter la tolérance, le respect des autres et une certaine modestie du faste (que les récents bonus des cadres de l’UBS viennent sévèrement infirmer. On sait bien, par ailleurs, depuis Max Weber, que l’éthique protestante du capitalisme a depuis longtemps vendu son âme à Adam Smith et Milton Friedman.). Ces mythes d’une volontaire populaire réfléchie que traduisent les présupposés théoriques d’Uli Windisch (vérifier l’harmonie), auraient été précisément la première chose à exposer à la critique, afin de pouvoir mieux par la suite mesurer le mythe au nouveaux bouleversements politiques et économiques du pays.
La Suisse montre ainsi que la cohabitation entre communautés culturelles et linguistiques et différentes est possible. Pour parvenir à ce savant mélange, le système suppose la présence de trois composantes : l’identité culturelle, la communication interculturelle, une culture politique commune à toutes les communautés linguistiques et culturelles. Ces éléments combinés de façons équilibrées permettent de revaloriser la dimension de la communication qui a été injustement écartée d’approche qui insistaient trop sur la langue et la culture, négligeant les réalités de la culture politique suisse qui laisse, selon Uli Windisch, une large place à la consultation généralisée, grâce à son système d’initiative populaire qui permet suite à la réunion de 100 000 signatures de faire voter une loi par le peuple).
Le noyau de cette unité tient donc à une culture politique commune, comme vu dans le troisième élément qui semble subsumer les deux autres. Ce lien puissant, caractérisé par un attachement sans failles à la démocratie directe est une explication pour l’unité. Il ne suffit donc pas de vivre les uns à côté des autres pour se garantir d’une stabilité. Si Uli Windisch est souvent très fort pour vérifier l’harmonie, l’égalité, et l’unité, on ne peut pas véritablement dire qu’il est un héritier d’une certaine pensée critique, qui mettait en avant le soupçon comme principe d’approche. Ainsi peut-on lire avec ironie le titre du livre choc de François Masnata intellectuel romand de gauche, Le Pouvoir suisse, séduction démocratique et répression suave, qui date de 1978 et parut à l’époque chez Christian Bourgois, pour voir que derrière les oripeaux séduisant d’une démocratie directe se cache une répression implacable (constat tiré en partie par l’incapacité relative du modèle à renouveler ses élites).
Ainsi, cette fixation sur l’idée de cohésion qui paraît très fertile sur le principe, dévoile un manque dans sa vigueur critique, puisque par exemple elle s’avère incapable d’expliquer les récents bouleversements politiques qui ont vu la montée d’une droite populiste et dur qui ne respecte pas le consensus politique suisse, pour défendre des thèses xénophobes et néo-libérales tout à la fois.
La deuxième partie vient corroborer cette thèse, puisqu’elle contient un entretien très instructif entre Uli Windisch et deux chercheurs français de la revue Recherche internationale. L’entretien a pour vocation de comprendre la politique migratoire suisse (qui a subi un fort durcissement depuis une année et demie) à la lumière de son système politique référendaire. Avant toute chose, il convient de préciser ce que peut bien être un référendum. Le référendum est une opposition populaire relative à une loi votée par le Parlement. L’entretien, qui ne rend évidemment pas compte de toute cette deuxième partie, est pourtant à tous égards symptomatiques des contradictions propres à cette position de Windisch qui prône la sortie hors du clivage et par là-même d’une position critique, pour pouvoir mieux louer les vertus du modèle.
À propos de la xénophobie sur laquelle il a rédigé un rapport, celui-ci rappelle qu’il est impossible de classer le problème avec les racistes d’un côté et les bons anti-racistes de l’autre. En voulant à tout prix préserver l’idée de diversité et d’absence de clivages, Windisch découvre au cours de l’entretien que toutes les initiatives positives sur l’immigration ont échoué, mais rappelle tout de suite que même si un projet ou une initiative est rejeté, il a toujours un feedback sur le débat public et une fonction de régulation.
Comment donc expliquer cette montée latente de la xénophobie en Suisse. Ici, il faut rappeler brièvement le contexte. Ces dernières décennies, le modèle s’est retrouvé soudainement dépassé sur son côté le plus faible par un parti conservateur aux méthodes très agressive (UDC). Le monde entier a ainsi découvert l’année passée avec dégoût les affiches de l’UDC (Union démocratique du centre, comme son nom ne l’indique pas, parti de la droite conservatrice, désormais majoritaire au Parlement grâce à un coup médiatico-politique sans précédent, à ne pas confondre avec le Front National), où plusieurs moutons blancs en train de paître sur le drapeau suisse chassaient d’une ruade un mouton noir.
C’est un nouveau scandale que la Suisse peine à contrer avec des outils politiques adaptés à un système de consensus, devant un parti qui ne le respecte pas (par exemple les parlementaires UDC n’hésitent pas à fustiger violemment leur propre représentant au Conseil Fédéral alors que la règle tacite exige le soutien du conseiller fédéral par son parti). Le parti, désormais majoritaire au Parlement, n’hésite pas à imposer une gouvernance virulente et virile, usant et abusant de projets de loi en tout genre (les UDC se sont faits les spécialistes de la création intempestive de motion et de projets de lois divers afin de brouiller les cartes sur leur stratégie réelle). Cultivant une idée anti-européenne très primaire et un populisme à succès, elle ne craint pas la contradiction.
À la fois proche des milieux très conservateurs défendant la neutralité (ASIN : Association pour une Suisse indépendante et neutre), elle brouille les cartes des classes populaires qui représentent la majorité de son électorat en affichant des positions très libérales (son chef et ex-conseiller fédéral est un entrepreneur milliardaire zurichois). Le déterminisme économique de l’Europe vient de les rattraper, puisque l’aile officielle du parti a décidé de proposer un "oui" pour la ratification prochaine d’accords européens sur la libre circulation, se mettant ainsi à dos l’aile nationale plus dure de son parti.
Plus loin dans l’entretien, après avoir loué les qualités du référendum comme voix du peuple et participation réelle et concrète des citoyens, le journaliste français interpelle le sociologue à propos de la crainte du référendum comme effet de blocage lorsque des projets de lois sont proposés par le Parlement : "il y a quand même une apologie de la démocratie directe dans votre rapport, et là vous nous dites qu "‘on veut éviter qu’il y ait référendum". Ce qui veut dire que la démocratie directe peut être une arme et qu’il y a quelquefois des moyens ou de bonnes raisons pour essayer de la court-circuiter, cette démocratie au niveau d’une démocratie délibérative."
Il est intéressant de montrer que la stratégie argumentative de Windisch le contraint toujours à présenter les aspects politiques du système suisse comme un mécanisme rôdé et unanimement partagé, ne parvenant pas à faire rentrer dans son modèle (au fond très théorique) des antagonismes sociaux ou des vues opposées. Les grandes potentialités du système suisse remplacent les échecs ou les réformes nécessaires, il serait donc nécessaire de retraduire ce lexique très statique dans une dynamique et une pensée critique afin de pouvoir tirer le meilleur de recherches qui sont loin d’être inintéressantes.
Perspectives futures
Dans les conclusions apportées à son ouvrage Le modèle suisse, Uli Windisch conclut que ce modèle politique pluriculturel "n’est nullement en voie d’extinction mais qu’il devient au contraire une référence possible, à une époque où nombre de sociétés sont confrontées au problème brûlant de la gestion des diversités (…)". Cette conclusion optimiste, qui fait suite à de nombreux travaux de recherches sociologiques sur le fonctionnement du modèle, table peut-être un peu trop sur les capacités autorégulatrices d’une sorte de modèle transcendantal sous-jacent, capable de son propre chef de réguler les problèmes posés par l’évolution démographique et sociale par exemple. Si quelques faits insolites de l’actualité suisse, comme la non réélection du conseiller fédéral Christophe Blocher en décembre dernier, manifestent d’un certain esprit d’autoconservation face à des personnalités beaucoup trop dérangeantes ne respectant pas les règles tacitement partagées dans le champ politique suisse, il faut rester prudent.
En effet, tous les systèmes politiques peuvent se montrer fragiles devant les grandes crises économiques ou sociales où l’État manifeste, soudain, sa dépendance par rapport au marché mondial (et la Suisse n’est pas en reste puisqu’elle ne possède aucunes ressources naturelles solvables sur le marché mondial). On ne gouverne plus seulement sur un socle traditionnel ou sur une politique directement reflétée par les décisions issues de la démocratie directe (trop souvent brandie par les admirateurs ingénus du système suisse).
Si le système suisse a bien résisté ces dernières années, c’est aussi parce que la croissance s’est maintenue entre 1 et 3%, et que certains résultats économiques indécents n’ont pas manqué d’agir sur l’optimisme collectif. Il ne faut donc pas compter avec idéalisme sur l’instinct d’autoconservation d’un système à tous égards original, mais dépendant lui aussi des succès économiques acquis, mais précaire au regard de la crise financière mondiale de ces derniers mois. Ainsi a-t-on pu découvrir, malgré le torrent de messages rassurants sur la stabilité des fonds bancaires, l’injection de 60 milliards pour le sauvetage d’UBS. Le système suisse suit donc la logique européenne de sauvetage des banques, et de récession future, se montrant ainsi devant l’impossible nécessité d’un changement de modèle
À lire également :
- Jürg Altwegg, Une Suisse en crise : De Ziegler à Blocher (Presses polytechniques et universitaires romandes, 2004).
- Uli Windisch, Le modèle suisse (Éditions Âge d’Homme, 2007).
- L’article d’Yves Citton dans la revue Multitudes.