Une étude pointue qui renouvelle les analyses de la littérature spirituelle du XVIIe siècle.

L’ouvrage de Sophie Houdard renouvelle les analyses de la littérature spirituelle du XVIIe siècle, avec l’apport d’une historiographie abondante qui réexamine les grands textes de cette littérature en croisant l’étude des pratiques d’écriture, l’auto-censure, et l’évolution des lignes de fracture entre orthodoxie et hétérodoxie. Le "siècle des saints" français, "l’école française de spiritualité", souvent pensée comme un mouvement autonome, et "l’invasion mystique" en sortent recomposés et replacés dans un contexte intellectuel et littéraire plus large. De l’héritage d’Henri Bremond, réédité ces dernières années par Jérôme Million   , il reste un titre que Sophie Houdard a choisi de mettre au pluriel, Les invasions mystiques, puisque l’intérêt majeur de son ouvrage est de permettre la comparaison entre des univers que la tradition considère comme fondamentalement antagonistes, les libertins et les spirituels, et de brosser un tableau de la scène littéraire qui récuse "l’opposition invalide entre un endroit dominant et un envers dominé" en montrant que chez les libertins comme chez les mystiques allemands ou espagnols, qui représentent les trois figures de cette "invasion étrangère", interchangeables dans la rhétorique de leurs détracteurs, ce sont des "manières de décrire qui sont dénoncées" plus que des idées ou des doctrines. En rapatriant, comme l’avait fait Michel de Certeau, la mystique sur le terrain du la création d’un espace linguistique propre, mais en la confrontant aux autres champs littéraires, Sophie Houdard réévalue les lignes de partage un peu simples imposées par l’histoire littéraire traditionnelle en se concentrant sur l’écriture et sur la place de la mystique dans la fixation du langage. Le propos s’organise en trois temps.

La première partie "Invasions étrangères, invasions dangereuses", étudie les procédures de stigmatisation et de rejet dans un même mouvement, au début des années 1620, des libertins et du groupe de Théophile de Viau, des alumbrados espagnols – en 1623, l’édit de Tolède qui les condamnait depuis 1525 en Espagne est traduit et introduit en France – et des rose-croix, dénoncés depuis l’été 1623 par des libelles. La dénonciation de cette manière étrangère, mise en place dès le début du siècle, est étudiée de manière circonstancielle à partir de la réception du carmel espagnol en France (1604) sous l’égide de Bérulle, et des tensions que cela suscite entre les supérieurs français et les fondatrices espagnoles. L’auteur se concentre sur Ana Lobera (Ana de Jesús) et aurait pu développer le même questionnement à partir des textes et lettres de l’autre grande fondatrice du carmel français, Ana de San Bartolome. Cette construction d’une "triple invasion sectaire" s’attache à étudier, notamment à partir du Mercure françois, les affaires qui superposent et confondent ces trois invasions avec une grande attention aux amalgames qui renvoient ces trois univers a priori disjoint dans une même hétérodoxie, construite par la négative à partir de la figure de l’alumbrado espagnol, le faux mystique par excellence, démonstratif, spectaculaire, en marge de l’institution et en rupture avec la sainteté telle que la reformule l’église tridentine. Ce prisme renvoie les trois mouvements vers l’hypocrisie et la simulation en déplaçant la question de l’orthodoxie de la théologie et de l’alternative vrai / faux vers le sujet qui trompe ou se trompe, et réorganise la sainteté autour de la présentation des apparences.

Ce déplacement pèse sur les manières de dire et d’écrire et renvoie moins à un langage propre qu’à un "usage de la langue". La seconde partie, "le temps des corrections, la mystique à l’épreuve de ses langages" se penche sur la question du discours mystique et sur la recomposition du langage qu’impose son émergence, en s’attachant à la dénonciation du style mystique par ses détracteurs, le versant littéraire de l’hypocrisie des corps. Sophie Houdard, en trois chapitres, reprend "la science des saints"   avec une grande attention au vocabulaire, en développant les ambiguïtés et les controverses autour de certains termes (suréminence, ébriété mystique notamment), en décrivant les parodies auquel le style mystique a donné lieu, en mettant en évidence les liens entre la construction de cet espace littéraire et la construction d’un espace scientifique ("la science des saints, un élément des sciences baconiennes"), et en redonnant à la littérature spirituelle sa place dans la fixation du langage au XVIIe siècle.

Enfin, la dernière partie, "les invasions surnaturelles" revient sur la possession, "l’un des derniers langages de la théologie mystique", et notamment sur un passage obligé du genre – Surin et les possédés de Loudun notamment – pour y appliquer les problématiques développées dans les deux premières parties. Le récit des possessions, de l’ostension des corps des possédés de Laon (1565), jusqu’à Loudun, montre à la fois la subjectivation du rapport à Dieu et à les difficultés croissantes que rencontrent le spectacle des corps, qui finit par donner naissance à une mystique cachée dans son style et ses effets, dissimulée, purement intérieure, à l’image de l’écriture carcérale de Surin, dans la dernière partie de sa vie, dernier stade de cette chronologie délicate des écritures mystiques que Sophie Houdard tente de dégager sans jamais tomber dans le piège de mettre en évidence des ruptures précises ou des dates butoirs. Et si sa lecture réclame sans doute du lecteur qu’il maîtrise déjà une certaine bibliographie, et les repères principaux qui jalonnent l’histoire spirituelle du premier XVIIe siècle français, elle reste plus qu’agréable et constitue un renouvellement inespéré dans un champ déjà mainte fois parcouru et appelle des travaux qui, à partir de cette réflexion sur sa langue, pourront rependre la question des pratiques religieuses