Nicolas Grimaldi analyse dans l'œuvre de Proust les rapports entre la littérature, le temps, le réel et l'amour.

Souvenez-vous d’une célèbre lithographie de René Magritte. On y voit une pomme et une légende qui contredit sa nature propre : "Ceci n’est pas une pomme." Voici de quoi ébranler quelque peu notre entendement et nous choquer. Que souhaite exprimer René Magritte à travers ce prétendu paradoxe ? Nous voyons l’image que l’artiste s’est fabriquée de la pomme, non la pomme elle-même. Entre la perception, le regard propre à chacun et la réalité demeure le monde de notre imaginaire. Nous rêvons et interprétons sans cesse la réalité. Ce postulat est proche de celui de Proust dans À la Recherche du temps perdu. Traquer la réalité en la fantasmant et la réinventant perpétuellement. Mais comment atteindre cette réalité qui nous obsède et nous échappe ?                     

Dans son dernier essai, Proust, les horreurs de l’amour, le philosophe français Nicolas Grimaldi retrouve ses thèmes de prédilection : le temps et le désir. Déjà, l’essayiste pose les fondements de sa réflexion sur Proust. A-t-on besoin de connaître la réalité pour la vivre ? À vouloir "se représenter le monde, on s’y absente"   analyse Nicolas Grimaldi. À la Recherche du temps perdu n’est autre que le récit de cette séparation avec la réalité. Proust qualifie cette mise à distance de liseré. L’expérience littéraire trouve ici son but : "faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons", par l’accumulation des observations qui nous enferment dans une perception. Plutôt que de l’incarner, la perception nous éloigne de la réalité et nous plonge dans la solitude. Et pourtant, Proust ne cesse de rechercher la réalité de son existence. On peut se demander si ce n’est pas en fait "la recherche du temps en train d’être perdu" qui échappe au narrateur, s’éloigne de lui et l’enferme dans une solitude qui devient l’expérience littéraire de l’observation et du ressenti. Le seul lien avec la réalité reste l’amour, l’union de deux êtres sortis de leurs solitudes pour s’unir avec la réalité. Mais c’est ici qu’apparaît le paradoxe de la psychologie proustienne. L’amour naît de l’imagination, de la perception que le narrateur se faisait de l’être désiré. Mais à l’accomplissement du désir succède la désillusion. Rien n’est comme il l’avait rêvé. Alors, l’ennui, l’habitude et les banalités s’installent et détruisent la conscience de la perception originelle. L’être aimé est donc dénaturé par l’imagination avant même que la rencontre n’ait lieu. Comment espérer atteindre la réalité, le bonheur et l’épanouissement ? 

Nicolas Grimaldi s’interroge dès lors sur la vérité de la réalité d’un lieu. Est-elle révélée par la sensibilité ? Ressentir l’extériorité du réel ne serait-ce pas finalement l’intérioriser pour s’unir à lui et connaître enfin la symbiose? Quels sont les accès au réel ? Le souvenir involontaire donne une nouvelle réalité aux éléments du passé. L’imagination de ce souvenir n’est pas fallacieuse car cette fois-ci, elle laisse remonter à la surface des données qui avaient échappé à notre perception. Désormais, la transmutation du souvenir restitue l’essence de la réalité. Voici ce que l’on nomme réminiscence et qui devient sous la plume de Proust une expérience littéraire exaltante. Nicolas Grimaldi montre ainsi que nous ne participons pas à la réalité. Elle est le décor de notre perception. Proust décèle le décalage entre les perceptions de chacun : "L’image que les autres se font de nos faits et gestes ne ressemble pas plus à celle que nous nous en faisons nous-même qu’à un dessin un décalque raté."   Ajoutons à cela le mensonge. Nous essayons de dissimuler notre réalité, soit que l’on veuille paraître autrement ou mentir sur ce que l’on est vraiment.

La réalité est énigmatique. Nicolas Grimaldi la compare alors à un kaléidoscope insondable : êtres, caractères et affinités changent constamment. Comment trouver la réalité alors qu’elle est multiple en chacun de nous à des temps différents. Proust révèle ainsi qu’ "Albertine était plusieurs personnes"   . Mais alors, où est la réalité de l’amour si ce qu’on croit aimer de la personne est impossible à connaître. Voici que s’esquissent alors les contours des horreurs de l’amour. Nicolas Grimaldi montre que l’imagination est l’unique vecteur qui nous relie à l’être aimé. Pour ne pas tomber dans l’habitude et les banalités qui défont l’amour au point de provoquer le dégoût, notre imagination fabrique des prétextes. Ils nous maintiennent dans l’état amoureux par la souffrance ; celle de l’absence qui nous fait imaginer une personne indispensable et celle de la jalousie qui nous aliène à l’être aimé. Ces souffrances, nourrices de notre amour, sont sublimées par le désir d’exotisme où le besoin de rêve. Le projet amoureux proustien serait de mêler sa vie à celle des autres et s’en faire aimer.

La seule réalité ne peut être que psychologique ou romanesque : "L’univers est vrai pour nous tous et dissemblable pour chacun."   "Ce ne sont pas les êtres qui existent réellement, mais les idées"   révèle Proust. Pour lui, aimer c’est posséder, absorber. Nicolas Grimaldi parle de vampirisation. Mais c’est le fait de ne pas posséder tout entier l’être cher qui maintient le sentiment amoureux. Si le désir d’absorber l’autre est assouvi, alors l’habitude s’installe et le dégoût peut apparaître. Nul coup de foudre chez Proust, mais des rencontres dont l’imagination s’est emparée : transmuer le banal en prodigieux. Notre imagination nous représente notre existence inséparable d’une autre personne. La projection de fantasmes suscite l’envoûtement qui est l’amour.

L’essayiste définit les trois théorèmes de l’amour chez Proust : "1- On n’aime que ce qu’on ne possède pas. 2- Nous devons nos amours à nos souffrances, et nos souffrances à nos angoisses. 3-On cesse de désirer ce qu’on croit impossible de perdre."   Le drame de l’amour s’en dégage : "Faut-il être sur le point de perdre quelqu’un pour qu’une soudaine angoisse nous fasse pressentir que nous pourrions l’aimer."   Alors qu’il se croyait perdu, la réalité vraie se révèle à lui pour le sauver. La réminiscence lui restitue sa vérité et cette infime partie de réalité lui suffit à accepter les mensonges de son imagination dont est constitué son monde propre. Si Proust pensait que l’amour l’unirait à la réalité, Nicolas Grimaldi insiste sur le fait que chez celui-ci, c’est l’essence même de la réalité, la réminiscence, qui sauve des horreurs de l’amour.

Pas à pas, le philosophe s’aventure dans l’univers complexe et passionnant de Proust. Toujours en contact direct avec la matière narrative, il met au jour la matrice d’À la Recherche du temps perdu : la réminiscence