Une mise au point d'une grande ampleur sur la question du sujet.

A great achievement : c'est bien sûr une expression anglaise qui nous vient pour qualifier l’impression que nous laisse ce livre où le jeu sur les langues est si important, et où l’influence de la philosophie anglo-saxonne de toutes les époques est patente. Le deuxième volet de la saga archéologique d’Alain de Libera est de toute évidence l’un des livres les plus remarquables et les plus importants de l’année. Sur plus de 400 pages, et en brassant des pensées aussi différentes que celles de Henri de Gand, Averroès, Descartes, Locke, Hume, Brentano, Heidegger, Strawson et A. O. Rorty, l’auteur parvient à maintenir éveillée l’attention et l’étonnement (parfois l’amusement) philosophique du lecteur, sans hésiter à insister sur l’essentiel, et en ponctuant son "récit" – car récit il y a – de schémas dont la succession révèle l’étonnante solidité de la structure d’ensemble de l’œuvre. Un de ces livres où chaque page nous apprend quelque chose, et où chaque pas nous donne matière à penser : un travail d’historien d’une rare qualité donne à cette mise au point sur la question du sujet une ampleur qui pourrait bien la rendre incontournable.


Les règles du jeu

L’originalité de ce livre – outre ce qu’il doit à la personnalité étonnante d’Alain de Libera, à la fois professeur d’histoire de la philosophie du Moyen Âge à Genève et d’histoire de la théologie à l’EPHE, mais également lecteur de Heidegger et des philosophes anglo-saxons, jusqu’aux plus contemporains – est en partie due à la méthode "archéologique" adoptée ici ; cette méthode, mise en place par Paul Veyne et "appliquée" à la philosophie par Foucault dès l’Histoire de la folie à l’âge classique, et plus explicitement encore dans Les Mots et les choses, tire de ses deux origines deux lignes directrices. De Paul Veyne, elle tient son principe, qu’"un fait n’est rien sans son intrigue", ou, en d’autres termes, que la tâche de l’historien est de saisir dans son contexte, de "dépister" la naissance ("l’acte de naissance" au sens le plus fort) d’un fait, – repartir à la chasse du fait vivant, et non déjà éteint et affaibli par l’histoire. De là la seconde direction, plus marquée chez Foucault : tenter de saisir le moment (l’instant seulement peut-être, si tant est qu’il ait jamais existé) où une pensée,  devenue aujourd’hui si prégnante qu’à la limite il devient impossible de la penser authentiquement, était encore toute nouvelle, vierge, vivante… au moment où, d’une certaine manière, tout aurait pu se passer autrement, au moment où tel choix ou tel clivage a eu lieu qui a rendu impossible tout un pan de la pensée, et nécessaire tout un autre, sur une longue période.



Or le sujet est précisément un tel objet, lui qui, malgré tous les paradoxes qu’il engendre, malgré son "élision" et sa "mort" si souvent promulguées, a toujours été le moteur invisible de notre pensée de l’homme, de la personne, du soi, et, précisément pour cela, la limite de ce qui peut être mis en question, la limite du pensable en nous ; lui que, pourtant, rien ne semblait appeler, lui dont la naissance était un événement, et qui est devenu, pour une si longue période, une des couches archéologiques les plus profondes de notre pensée de l’homme, non-événement par excellence. Les trois tomes (le dernier restant à publier) de l’Archéologie du sujet tentent de rendre compte de la prégnance du modèle du sujet, non seulement en remontant à l’époque où le sujet s’est produit pour le trouver vivant (tome I, Naissance du sujet, Vrin, 2007), mais bien plutôt (parce qu’il n’est pas mort, parce que son arrêt de mort a été signé trop hâtivement), en suivant sa trace dans toutes les pensées et à toutes les époques, et en faisant revivre, à chaque étape, ses apparitions. La Quête de l’identité, deuxième étape de cette entreprise, fait ressurgir le sujet là où on l’attendait le moins, là même où l’on avait signé son acte de décès, dans la question de l’identité de l’individu.


Le cadre de l’intrigue

La tentative de retrouver le sujet vivant au moment même de ce qui est censé être sa mort (moment souvent reproduit à travers l’histoire, chez Locke et Strawson par exemple), tel est le véritable coup de génie d’Alain de Libéra. Car le cadre dans lequel s’élabore la "quête de l’identité" est le lieu de naissance du contre-modèle par excellence du sujet : la personne.

Sans entrer dans le détail, ce qui nous entraînerait trop loin, rappelons le cadre conceptuel dans lequel s’élabore "l’itinéraire" que constitue la question de l’identité. Cet itinéraire circule dans la région définie par quatre questions empruntées à un essai post-lockéen du Comte de Shaftesbury, Anthony Ashley Cooper, et se répondant deux par deux. Le premier couple de questions se comprend dans la perspective du sujet classique pensé comme "sujet de la pensée" (sujet auquel est attribuée la pensée = "attributivisme*", dans le langage de Naissance du sujet). Ce sont les questions auxquelles répond le sujet cartésien :
*Shaft1 : Dans quel sujet la pensée réside-t-elle ?
*Shaft2 : Comment le sujet se continue-t-il, un et le même, de manière à répondre tout au long de sa vie de ce qui semble être le même terrain de pensées et de réflexions, et à entretenir la même relation avec la même personne, unique et identique à soi-même ?



Bien que ce premier couple de questions demeure dans le cadre de la théorie du "sujet", on y sent déjà la personne prendre le pas sur le sujet. Le sujet n’est pas exclu, puisque Descartes, en apparence au moins, répond à ces questions, mais il n’en est pas moins mis en difficulté. D’autant que pour Shaftesbury, continuateur de Locke, ces questions, qui sont le premier pas vers la question de l’identité, ne sont pas bien posées, puisqu’elles excluent par avance tout autre modèle que celui du sujet. Mieux vaudrait les poser de manière plus générale, ou plutôt moins présupposante :
Shaft1 : Qu’est-ce qui constitue le Nous ou le Je ?
Shaft2 : Le Je de l’instant présent est-il le même que celui de tout instant passé ou à venir ?

Shaft1 pose le problème de l’identité synchronique, Shaft2 celui de l’identité diachronique. La Quête de l’identité s’élabore dans le cadre défini par ces quatre questions, et à travers l’étude du glissement opéré entre Shaft1-2 et *Shaft1-2, ou l’inverse… Ces questions sont pour le moins embarrassantes pour tout modèle de l’homme axé sur le sujet : selon l’expression d’Alain de Libera, "elles communiquent par la personne". Ces questions sont posées de telle sorte qu’il devient impossible d’y répondre par le "sujet", sans soulever certains paradoxes bien connus des philosophes anglo-saxons. Le sujet peut-il être le fondement de l’identité du moi ? Il faut bien dire que sur le terrain de l’identité, le sujet n’a jamais été le favori.

La thèse du livre reste l’apparent paradoxe selon lequel rien, aucune problématique, aucune question importante, ne semblait "appeler le sujet", qui est pourtant devenu le modèle toujours présent de la pensée de l’homme. Plusieurs chapitres sont consacrés à mettre en évidence l’infériorité, affirmée par la quasi-totalité des auteurs anglo-saxons, du modèle du sujet par rapport à ses concurrents. Alain de Libera en trouve la preuve dans ses analyses brillantes de Locke et Strawson, avec le modèle de la personne, ou encore du livre d’Amelia Rorty : The Identities of Persons ; déjà, ce rejet de la solution du sujet était présent chez Hobbes, comme le montre l’excellent chapitre consacré à l’exemple du bateau de Thésée. Citons-en l’exemple pour donner une idée du type d’"intrigues" qui composent l’ouvrage. Hobbes reprend un vieux paradoxe des sophistes grecs : le bateau de Thésée est sans cesse entretenu, au point qu'en mille années, on peut dire que chaque planche en a été renouvelée au moins une fois, et que le bateau ne contient plus aucune de ses planches d’origine. C'est le problème de l’identité qui est posé ici. Mais tout devient archéologiquement plus intéressant lorsque Hobbes imagine la situation suivante : chaque planche d’origine retirée du bateau en (re-)construction est utilisée pour construire, en un autre lieu, le même bateau. Lequel des deux bateaux est "le" bateau de Thésée ? Est-ce celui qui est construit (d’autant que cette reconstruction est progressive, ce qui complique le problème) en lieu et place de l’original, mais avec une autre "matière", ou bien est-ce celui qui conserve du premier la seule matière, sans continuité spatio-temporelle ? Dans ce choix se joue la question du critère de l’identité, telle qu’elle est posée, avant Locke, dans le complexe défini par : 1. identité de la forme (âme) / 2. identité de la matière (corps) / 3. union d’une même forme avec une même matière (âme/corps)…



On ne peut hélas que suggérer l’esprit des analyses à travers lesquelles Alain de Libera nous conduit dans l’archéologie du sujet. L’important est toujours de mettre en valeur ce qu’on pourrait appeler la contingence du sujet, sa précarité, et, pourtant, sa persistance et son resurgissement à chaque tentative de lui opposer un concurrent. Ainsi, l’esprit, la personne, l’identité personnelle, la sémantique et la pragmatique du je, le soi, l’agence et la connaissance de soi sont autant de contre-modèles possibles pour le sujet. Derrière eux, pourtant, le sujet se cache toujours. L’élision du sujet n’est-elle jamais que l’imposition d’un masque (persona) ?


Persistance du sujet

 
L’étude de la persistance du sujet, derrière et même à travers ses différents concurrents, se construit autour de la notion, mise en place dans La Quête de l’identité, d’attributivisme*, à ne pas confondre avec celle d’attributivisme (sans étoile). Sans étoile, le terme désigne toute doctrine selon laquelle l’esprit, l’âme ou l’intellect est une disposition ou propriété du corps. "Attributivisme*", à un autre niveau archéologique, désigne toute doctrine de l’âme ou de la pensée qui présuppose (ou repose sur, ou implique) une assimilation explicite "des états ou actes psychiques, noétiques ou mentaux" à des attributs ou des prédicats d’un sujet défini comme ego. On ne saurait surestimer la portée archéologique, et la force philosophique, de ce concept : c'est grâce à lui que peut être établie la persistance du sujet dans ses contre-modèles. C'est ainsi que la "personne" de Strawson redevient sujet, elle qui est définie comme "porteuse de prédicats physiques et mentaux". C'est ainsi que beaucoup de choses apparaissent, qu’on laissera au lecteur le plaisir de découvrir en lisant l’ouvrage…

Mais la notion d’attributivisme* permet surtout de dégager l’enjeu de cette archéologie du sujet : la question centrale d’Alain de Libera provient d’un paradoxe historique. Le sujet, tel qu’il apparaît dans la pensée occidentale, est toujours d’abord défini comme réceptacle de pensées, comme ce à quoi on attribue tel ou tel prédicat ; il est toujours passif, suppôt d’accidents divers qui lui arrivent. Comment donc le sujet assujetti a-t-il pu devenir agent ? Au sujet de prédicats, on a substitué le sujet de l’action. "Sujet = Agency (= Je)" : ainsi s’exprime ce "chiasme de l’agence", dont l’établissement était l’objet de Naissance du sujet. La modernité est le lieu de la mise en tension de ces champs respectifs : l’attribution, l’action, et les deux que met en lumière ce second tome, l’inhérence et la dénomination. La thèse de La Quête de l’identité est que le chiasme de l’agence repose sur un autre chiasme, sans lequel il resterait paradoxal et ne saurait être compris : le chiasme de la dénomination. La question de la dénomination du sujet fait le pont entre lui et ses différents avatars (comme la personne…), et appelle un retour aux sources de la notion de "dénomination externe" au Moyen Âge. Dans les quatre pôles mis en tension, il est donc probable que la dénomination joue un rôle central. Explique-t-elle le passage du sujet de prédicats au sujet-agent, du sujet à sa "naissance" (tome 1 de l’archéologie) au "sujet de l’action" (titre du tome 3, à venir) ? Peut-être rend-elle compte, en tout cas, de cette convergence dans le sujet d’une extrême précarité (lui que rien n’appelle et que tous les modèles semblent contredire) et d’une indéniable persistance : car outre sa prédominance historiale dans le monde "continental", le sujet, même quand on a cru l’"élider", a-t-il jamais été réellement remis en question ?