Un bel album de photographies esquissant une histoire des images controversées.

C'est un livre noir incrusté de lettres argentées : Controverses, une histoire juridique et éthique de la photographie.
Considérant le sujet, on pouvait s'attendre à un essai mêlant le droit à l'histoire de l'art. Ce livre est d'ailleurs le fruit du travail de Daniel Girardin, historien de l'art et conservateur du musée de l'Élysée et de Christian Pirker, avocat spécialisé dans la propriété artistique. Mais il n'en est rien. Ce livre est avant tout un album, un beau livre de photographie. Il se compose de deux préfaces brèves qui précisent le point de vue adopté par les auteurs et de notices n'excédant jamais la page. L'essentiel est manifestement de montrer les photographies de l'exposition qui s'est tenue au Musée de l'Élysée du 5 avril au 1er juin dernier.

"Dès 1839, annonce Daniel Girardin, les photographes ont dû se battre pour faire reconnaître leurs images comme créations originales et pouvoir bénéficier des protections assurées par le droit d'auteur". Reproduction instantanée du réel, la photographie a peine à être reconnue comme le produit d'une subjectivité. Elle parvient difficilement au rang des beaux-arts à cause, probablement, de cette capacité inégalée à immortaliser la réalité sans passer par un médium ni par une figuration et donc sans qu'une opération d'ordre artisanal soit menée. Le papier sensible emmagasine la lumière sans rien en changer. C'est du moins ce que l'opinion publique a coutume de croire.

Appuyer sur un bouton placé dans l'axe de la scène à reproduire : le rôle du photographe se résume-t-il à cela ? Le tribunal fédéral a jugé dans ce sens, en 2004, lorsque Gisela Blau a revendiqué la propriété de sa photographie de Christoph Meili en 1997. Cet employé d'une banque suisse a beau brandir un des registres sur lequel figurent les secrets des transactions entre les nazis et la société pour laquelle il travaille, rien n'y fait. Même jeu lorsque le performeur Alberto Sorbelli entend empêcher le photographe Kimiko Yoshida d'exploiter la photographie qu'elle a prise de sa performance : tentative de rapport avec un chef d'œuvre (1997). Et n'est-ce pas encore vrai de tant de clichés devenus mondialement célèbres pour leur poids historique et documentaire comme ceux de Kevin Carter (Vautour guettant une petite fille en train de mourir de faim, Soudan, 1993), ceux de Robert Mass (Timisoara, Roumanie, décembre 1989) ou de Frank Fournier, saisissant le regard d'un enfant qui va mourir (Omyara Sanchez, Armero, Colombie, 1985) ?

Quand l'émotion est très vive ou quand l'angle de vue est banal, une photographie peut échapper complètement à l'analyse esthétique. Tout à coup, on ne voit plus que le fait ! C'est un enfant qui meurt, c'est un charnier, c'est une exécution. D'ailleurs, quand l'un de ces sujets dramatiques est traité de manière ouvertement artistique, quelque chose ne va plus. L'exemple de Sebastião Salgado (Sahel, Ethiopie, 1984-1985) est flagrant dans cette matière. Ses photos esthétisées d'une humanité souffrante sont taxées d'"exploitation de la compassion" (Le Monde, 19 avril 2000). Quand David Sherman saisit Lee Miller se lavant dans la salle de bain munichoise d'Hitler (30 avril 1945), le sujet est jugé "trop grave pour qu'un traitement caustique ou au second degré soit acceptable" expliquent Pirker et Girardin. Fugacité de l'art.

Quand l'artiste sollicite le réel, ce qui est toujours le cas dans le domaine de la photographie, la motivation artistique n'est pas un passe-droit, le réel reste, il n'est pas soluble dans l'art. Quand je regarde un portrait photographique, je ne suis pas seulement devant une œuvre d'art, je suis aussi, réellement, devant un sujet photographié. C'est au photographe, conscient du pouvoir de réalisation de son art, de prendre la responsabilité de publier l'image du sujet. Mais le public a aussi son rôle dans cette affaire. Pour que la photographie demeure un art ou plutôt, accède au rang des beaux-arts, ce qui est sans cesse remis en question, le public doit refuser l'égocentrisme.

L'affaire du Baiser de l'hôtel de Ville est un exemple de confusion entre œuvre d'art ¬qui est gommage des identités, désappropriation d'une scène qui par ailleurs est de l'ordre de l'intime¬ et, justement, scène impersonnelle associée à l'ordre artistique. Au moment de la publication de cette image rien ne se passe. Mais trente ans plus tard et plusieurs centaines de milliers de cartes et de posters ayant été imprimés, de nombreux couples croient se reconnaître. L'un deux assigne Robert Doisneau en justice, afin de faire valoir son droit à l'image et de récupérer 500 000 francs de dommages et intérêts ; ce couple sera débouté. Mais n'est-ce pas là une des formes que peut prendre la folie documentaire ?

Grisé par le réalisme, assuré de se reconnaître sur une photographie, on en oublie la dimension artistique, on la traite comme un strict instantané du réel et on exige une contrepartie pour la diffusion de son image. Où se place le geste créateur, la "belle main" du photographe ?
Question d'époque, de contexte politique et religieux, question d'éducation. Tout est bon pour dénier au photographe sa qualité d'artiste, tout est bon pour lui concéder.

Tout de même, on pourra déplorer l'absence quasi systématique d'analyse technique des clichés dans ce très beau livre. On aimerait lire quelque chose sur la sépia presque verte d'Hippolyte Bayard (Autoportrait en noyé, 1840), sur les lumières artificielles blafardes de Steven Meisel (Sophie Dahl pour Yves Saint Laurent parfums, 2000), sur le papier utilisé par Richard Avedon. Espérons l'édition prochaine d'une histoire esthétique et technique de la photographie par les mêmes auteurs et avec un même brio dans le choix des clichés