Quand un prof de droit démonte les mécanismes du démantèlement de nos services publics, cela donne un livre excellent et tragique. Un véritable livre politique.
L’État, "schizophrène" ? Encore un essai d’un mauvais journaliste frustré d’avoir raté l’ENA ? Une nouvelle version mise à jour du Toujours plus de François de Closets ou un nouveau complot révélé par Jean Montaldo ?
Une compétence juridique au service d'une analyse rigoureuse des mutations des services publics
Et non ! C’est un vrai bon livre que Jean-Claude Lattès a choisi d’éditer. L’auteur, professeur de droit public à l’Université Panthéon-Assas à Paris, a la qualité, plutôt rare chez les universitaires, d’avoir aussi exercé des fonctions opérationnelles en entreprise publique, Air France plus précisément, avant de rejoindre pendant quelques années un des grands cabinets d’avocats parisiens disposant d’une branche "droit public" d’excellent niveau. Plus habituée des éditeurs juridiques comme Dalloz ou Litec, Martine Lombard a déjà à son actif un bibliographie scientifique très riche, notamment dans le secteur du droit administratif mais aussi du droit de la concurrence, du droit public économique, du droit de la régulation et des services publics. Inutile de dire que les titres de ses ouvrages sont d’habitude moins racoleurs, et que les notes de bas de page et les références jurisprudentielles rendent leur lecture moins facile. Qu’importe, c’est un bijou à mettre entre toutes les mains que cet État schizo là.
Par sa précision et son style, d’abord. L’auteur démontre, d’une plume brillante, que des sujets juridiques complexes (la construction communautaire, notamment en matière de marché et de grandes libertés, les principes du service public à la française) peuvent être évoqués de manière vivante et agréable, sans renoncer en rien à l’exactitude. Les références, textuelles et jurisprudentielles, sont nombreuses mais toujours utilisées de manière pertinente et problématisée. Sur le "service public à la française" face à l’Europe, difficile de faire mieux !
Le deuxième point fort est que notre juriste ne perd jamais de vue les implications concrètes des situations juridiques qu’elle analyse. Vous vous demandez pourquoi vous avez reçu, il y a quelques semaines, une offre de GDF vous proposant de l’électricité ou d’EDF vous proposant du gaz ? La réponse est au chapitre 5. Pourquoi le facteur, qui devrait monter dans les étages pour porter un Colissimo, ne le fait plus et part même en tournée avec des liasses d’avis de passage alors que vous êtes bien chez vous ? C’est au chapitre 6. Vous ignoriez que le TGV ne pouvait plus aujourd’hui être considéré comme un service public ? La démonstration est au chapitre 8… et on pourrait multiplier ainsi les exemples. Quand la science du juriste est mise à profit pour expliquer la vie quotidienne des usagers du service public et leurs galères, c’est un régal. Surtout qu’elle décrit, en insider, les mécanismes de prises de décision, l’implication des cabinets d’avocats dans les ouvertures de capital ou encore la naissance des jurisprudences, notamment communautaires, bien au-delà des stipulations des traités fondateurs.
Une faillite politique qui comporte des risques futurs
Mais surtout, la raison pour laquelle ce livre fait œuvre utile est la suivante : L’État schizo est un livre politique, au meilleur sens du terme et c’est le meilleur qu’on ait lu depuis très longtemps.
Au fond, Martine Lombard veut dénoncer, raisonnement juridique et preuves factuelles à l’appui, toutes les lâchetés qui ont conduit aux démembrements de nos services publics (les spécialistes diraient les services publics à caractère industriel et commercial) et qui font courir à la France certains risques pas du tout anecdotiques. Sont notamment en cause la sécurité des aéroports (argument avancé par les Américains pour refuser la privatisation de leurs aéroports à l’heure où ADP rejoint peu à peu le secteur privé) ou des transports ferroviaires ou encore l’approvisionnement énergétique du pays (voir la crise de l’électricité en Californie).
Même si des problèmes de management sont pointés, notamment dans l’absence de concertation et même le "mépris des syndicats", la tartufferie est d’abord politique : les responsables, de gauche comme de droite (et Martine Lombard n’épargne ni Chirac, Villepin ou Raffarin, ni Jospin ou Rocard…), ont consenti, au nom de la construction communautaire, des ouvertures à la concurrence qui condamnent les fleurons de notre service public. Comment cela a été possible ? Ces décisions n’ont été ni préparées, ni expliquées, ni accompagnées, notamment parce que leur impact devait se faire sentir bien au-delà de la durée d’une législature. À quoi bon se compliquer la vie si c’est le successeur qui devra recoller les pots cassés ? C’est la politique de courte vue que dénonce M. Lombard. Ce qui s’est passé au sommet de Barcelone, au printemps 2002, à quelques semaines des présidentielles, en matière énergétique, est ainsi analysé à la loupe.
La problématique est la même pour tout le service public industriel et commercial, mais les traductions concrètes diffèrent selon les cas. Pour EDF, Martine Lombard explique clairement - de manière lumineuse pourrait-on dire - comment, au nom sans doute de l’égalité et de la solidarité, l’entreprise est "bridée", n’a pas pu procéder aux adaptations, notamment tarifaires, qui lui auraient permis de continuer à innover, et a même dû nouer des relations absurdes avec d’autres producteurs d’électricité présents grâce à la concurrence. Pour GDF, l’État, qualifié de "masochiste", a, avant de privatiser, dévalorisé ses actifs en n’ajustant pas ses prix pour tenir compte de la flambée de l’énergie. Pour la SNCF, elle démonte le mécanisme infernal de l’État qui se défausse sur les collectivités territoriales, et les régions en premier lieu, de la question du maintien des lignes du réseau secondaire, avec les conséquences que l’on imagine en termes d’entretien des lignes ou d’accès à certaines villes. Quant aux autoroutes, c’est "le retour des fermiers généraux". La RATP, enfin, devra choisir entre son monopole parisien et sa volonté d’expansion à l’étranger qui fait grincer des dents et qui ne peut que lui retomber dessus à brève échéance.
Tout cela a-t-il servi à améliorer les services ? Sans doute, dans certains domaines, Martine Lombard tombe-t-elle dans ce que les Allemands appellent la Schwarzmalerei, la tentation de tout peindre en noir. Car il n’est pas sûr que la Poste aurait progressé dans la régularité du courrier sans la perspective de l’ouverture totale à la concurrence ou que France Télécom aurait tant investi sur le haut débit. Après tout, il suffit de vivre à l’étranger pour vérifier que téléphone et Internet sont plutôt d’un meilleur rapport qualité prix en France qu’ailleurs. Mais il reste que, comme elle le dit, l’État aura vendu le patrimoine sans se désendetter. Et ça, ça pourrait coûter cher, surtout lorsqu’il se prive en outre de rentrées d’argent futures comme c’est le cas avec la privatisation des autoroutes. Surtout, la France court certains risques : pour ne prendre que l’exemple énergétique, "le marché est inefficace, à lui seul, pour garantir la réalisation des investissements nécessaires pour assurer la production du futur" (p. 116). La description ajoutée à d’autres fait froid dans le dos.
Pour un "service universel" à destination des "usagers"
Alors, pour l’avenir, deux pistes sont tracées. La première concerne les citoyens, qu’on les appelle clients ou que l’on reprenne la vieille appellation "d’usagers" pour laquelle on sent bien que Martine Lombard n’est pas loin d’éprouver une certaine nostalgie : ils doivent se mobiliser, saisir les autorités de régulation et autres médiateurs, même s’ils sont moins bien armés en France que dans d’autres pays , protester et refuser les services-publics-peaux-de-chagrin. Les associations de consommateurs jouent souvent un rôle utile. Le net et les autres moyens de communication peuvent aussi être mis à profit, dans une nouvelle forme de démocratie participative. Même l’idée de jurys citoyens de Ségolène Royal trouve grâce aux yeux de M. Lombard, au nom de cette logique.
La seconde piste, essentielle, relève de la responsabilité du politique : nos politiques – et leurs électeurs - doivent prendre conscience que le "toujours moins" n’est pas inéluctable et que, si la construction communautaire continue d’exercer une pression forte, rien ne les empêche d’innover pour maintenir la présence des services publics dans les territoires ou d’étendre, par exemple, la définition du "service universel" . Cette note d’espoir mêlée de scepticisme laisse toutefois une double question en suspens : si nos responsables ont reculé, depuis des décennies, sur la libéralisation des services publics, l’ont-ils fait sans contrepartie ou ce démantèlement a-t-il été le prix à payer pour maintenir autre chose, par exemple, au hasard, notre politique agricole ? Que se passera-t-il le jour où il n’y aura plus de contrepartie … et plus de services publics à défendre ?
Au final, on regrette que ce livre ne soit pas sorti il y a quelques mois, alors que la France était engagée dans une campagne présidentielle où les services publics n’ont été présents que sous la forme d’imprécations sans grand contenu ou de promesses intenables. Car, quand la science juridique se mêle de conscience politique, le débat peut avancer. Rien que pour cela, merci à Martine Lombard !