Andrew Gelman dessine une nouvelle géographie électorale qui oppose riches et pauvres.
À l’issue de la victoire de George W. Bush en 2000, l’Amérique s’est réveillée divisée en deux camps. "Starbucks contre Walmart", comme le disait crûment un article retentissant de David Brooks dans The Atlantic. Mais avec sa carte électorale bleue et rouge (démocrates et républicains), la topographie du vote semblait visiblement confirmer l’apparition d’un nouvel acteur : les riches démocrates. "Les États riches votent démocrate et les États pauvres votent républicain, une tendance qui s’affirme avec le temps » explique Andrew Gelman.
La carte électorale traditionnelle date de 1976, pendant la campagne Ford contre Carter : l’ouest du pays votait républicain ; l’est et le sud votait démocrate. 40 ans plus tard, le sud est devenu républicain. Enfin, l’élection de 2000 constitue le dernier moment clé de ces transformations électorales : les conservatives et les liberals se réclament désormais d’une même base électorale, dont dépend leur légitimité et leur prétentions à l’authenticité. Les "hockey moms" et les "NASCAR dads" sont des soutiens qui signalent la large attractivité du parti. Qui, alors, forme aujourd’hui la base de l’électorat démocrate et républicain ?
À l’origine de son livre, Red state, blue state, rich state, poor state: Why Americans Vote the Way They Do, le statisticien de Columbia University Andrew Gelman dénonce ce constat comme une image déformée véhiculée par la presse. Selon lui, l’Amérique n’est pas partagée entre démocrates de la côte Est et républicains du Sud. Le mythe des démocrates yuppies ne représente pas la majorité du vote démocrate au niveau individuel et, ironiquement, cette grille de lecture n’est pertinente que là où vivent les journalistes qui évoquent ce phénomène.
Tout au long du XXe siècle, le Parti démocrate américain a défendu les intérêts des plus pauvres (et s’est en tout cas présenté comme tel). Pourtant, dans le discours politique, les démocrates sont de plus en plus représentés comme défenseurs des élites plutôt que du peuple. John McCain apparaît lui simultanément comme le candidat qui représente l’Amérique profonde tout en protégeant les intérêts des plus riches. Cet essai tente en partie d’explorer ce paradoxe en expliquant l’asymétrie qui existe, de fait, entre le vote républicain et démocrate, et en examinant à l’aide d’outils statistiques les motifs et les facteurs, pas toujours intuitifs, qui président aux comportements électoraux des Américains. Ce faisant, l’auteur s’attaque à une confusion communément partagée sur "le rôle que la classe joue dans le vote". "Il faut voir plus loin que les stéréotypes sur le revenu ou la géographie pour comprendre comment les Américains venant de milieux et de cultures différents expriment leurs opinions dans le processus électoral" écrit-il.
Vote par État et vote individuel : les riches votent républicain et les pauvres démocrate
Une première distinction apparaît dès le début du livre : les riches électeurs en général votent républicain, mais les démocrates ont globalement de meilleurs scores dans les États riches (par États riches on entend les régions urbaines des deux côtes et par Etats pauvres le Sud et le Midwest, par exemple). Ces phénomènes électoraux qui co-existent, entre le vote par État et le vote individuel ont l’air contradictoires – le livre de Gelman réussit, brillamment, à éclairer ce paradoxe.
La parution de l’influent essai de Thomas Frank, What’s the Matter with Kansas?, a généralisé l’idée selon laquelle au Kansas (et ailleurs), les électeurs des classes ouvrières votent contre leur propre intérêt en donnant leurs voix à la droite. Or, répond Andrew Gelman, il s’agit en réalité d’une fraction marginale du vote républicain. En effet, au Kansas, comme dans le reste des États-Unis, les classes ouvrières votent démocrate. Si Bush a gagné dans le Mississipi, l’un des États les plus pauvres, c’est en majorité grâce au vote des plus riches. En résumé : le vote des électeurs défavorisés est à peu près le même partout, ceux-ci votent le plus souvent démocrate. Et de manière générale, si seuls les électeurs riches pouvaient voter, George Bush aurait gagné par une écrasante majorité.
La subtilité de cet ouvrage assorti de statistiques éclairantes consiste à examiner conjointement le vote par État et le vote par électeur, tout en résistant à la tentation de "personnifier les États" (et de confondre ainsi vote par électeur et vote par État).
"C’est le vote des riches qui fait la différence"
Il faut donc examiner ces variations de l’ensemble de l’échiquier électoral par État. Si les pauvres votent majoritairement démocrate dans tous les États-Unis (avec, bien sur, des nuances), les riches, eux, votent un peu différemment et ce, en fonction de la richesse de l’État, explique Andrew Gelman. Il faut ainsi comparer, par exemple, le vote de l’électeur aisé du Midwest (États pauvres) et de celui la Côte Est (États riches). Riches et pauvres ont des habitudes de vote semblables dans les États bleus et riches, quand dans les États pauvres et rouges le fossé entre les deux extrêmes se creuse. Ainsi, dans le Connecticut, pauvres et riches sont globalement moins conservateurs. Pour Andrew Gelman, "c’est un conflit moral pour les riches qui vivent à New York, entourés de gens de gauche", ce qui explique une défection plus grande des électeurs aisés vers le camp démocrate. Alors que le riche du Midwest, qui vit dans un environnement conservateur, vote plus facilement républicain.
Ainsi dans l’élection présidentielle de 2004, les riches électeurs n’ont voté en majorité pour John Kerry que dans quatre États : la Californie, New York, le Massachusetts et le Connecticut. Partout ailleurs les riches ont en majorité voté pour Bush.
La culture war américaine a lieu entre les riches
Puisque le vote des classes populaires est homogène, "la guerre culturelle existe, mais elle a surtout lieu entre les électeurs aisés". Encore plus aux États-Unis qu’ailleurs. Ce sont les riches, pas les pauvres, qui votent en fonction de thèmes moraux comme "God, guns and gays". "Les questions religieuses et sociales prédisent directement, à un niveau individuel, le vote des électeurs à haut revenus. » Il est ainsi faux de croire que les citoyens les plus à l’aise votent en fonction de préoccupations économiques.
"L’Amérique rouge est en moyenne plus religieuse que l’Amérique bleue"
Un volet entier de Red state, blue state, rich state, poor state est consacré à religion comme facteur en partie prédictif du vote. La forte religiosité de l’Amérique a toujours fait partie intégrante de sa vie politique et ces dispositions religieuses jouent un rôle substantiel dans l’orientation politique de ses citoyens. La nouveauté, note le statisticien, est la corrélation qui s’est établie entre la pratique religieuse et la préférence pour le parti républicain. Cette tendance, récente, date de 1992, au moment où le parti démocrate soutien plus ouvertement des causes comme les droits des homosexuels ou l’avortement.
À mesure que le vote religieux est devenu plus partisan, il est davantage lié au revenu, analyse Gelman. Plus on s’éloigne du Mississipi, centre névralgique religieux du pays, plus la sécularité des États augmente. De manière générale, aux États-Unis, les athées sont de plus en plus nombreux, mais ceux qui vont à l’église sont plus républicains que jamais. Et parmi ceux qui vont à l’église au moins une fois par semaine, Bush a remporté la majorité des voix dans chaque État.
Un pays polarisé
Enfin, explique Gelman, les trente dernières années ont vu s’accroître les revenus des Américains les plus riches et le fossé se creuser. Cette stratification de la société, la bataille que se livrent les deux principaux partis pour conquérir l’opinion publique et les visions contradictoires produites par les équipes de campagne conduisent à des divisions partisanes, qui à leur tour renforcent la polarisation électorale. Au-delà d’une géographie électorale clarifiée, Red state, blue state, rich state, poor state parvient à éclaircir les points de vue parfois inconciliables et les dispositions qui opposent les citoyens d’un même pays, pour fournir un tableau plus cohérent de la vie politique américaine. Tout en mettant à nu une à une de façon plus souterraine les intuitions rationnelles, floues ou caricaturales, qui constituent la matière de notre imaginaire politique
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- l'entretien d'Andrew Gelman par Clémentine Gallot.