L’érudition transdisciplinaire de Michel Pastoureau passée à travers le filtre d’une nouvelle couleur : le noir.

La saga Pastoureau continue : que tous ceux qui n’ont pas encore fini de décortiquer le Bleu   se pressent, car voici déjà le Noir.

En réalité, peut-être n’est-il pas nécessaire de se presser, peut-être n’est-il pas nécessaire d’avoir fini le Bleu pour pouvoir commencer le Noir… Il est d’ailleurs probable que ceux qui ont déjà lu le Bleu ressentent le besoin de l’ouvrir à nouveau pour le confronter à cette nouvelle publication… En effet, comme le souligne l’auteur lui-même, ces deux ouvrages fonctionnent comme un diptyque.

Si l’éditeur rêve d’un triptyque, voire d’un retable irisé, l’auteur, pour sa part, n’a pas prévu de se lancer dans une telle entreprise. À ses yeux, une série de monographies monochromes n’aurait aucun sens. Ces deux ouvrages, déjà, se répètent par endroits. Le bleu ayant été longtemps un "sous-noir" ou un "noir de type particulier", il y a nécessairement des recoupements.

Principes de précaution

Michel Pastoureau ne cesse de le rappeler : "Une couleur ne vient jamais seule." Ainsi, sous couvert de bleu ou de noir, il nous parle en fait de l’ensemble du spectre. Cibler une teinte n’est ici qu’un prétexte pour soulever les nombreuses problématiques associées à la couleur en général - l’ouvrage, largement illustré, est d’ailleurs haut en couleur.


Cette exploration dure depuis quarante ans. Comme en témoigne sa propre bibliographie ainsi que celle du présent ouvrage, Michel Pastoureau est ce téméraire des sciences sociales, qui s’aventure çà et là, traverse les frontières et balise de très nombreux domaines. La couleur étant "par essence un terrain transdocumentaire et transdisciplinaire", cette polyvalence est ici des plus appropriées.

Comme à l’accoutumée, Michel Pastoureau nous livre, en guise d’introduction, une sorte de manuel du bon historien des couleurs dans lequel il énonce les principales précautions à prendre face à toute œuvre colorée. Plus que légitimes, ses mises en garde sont à la fois documentaires, méthodologiques et épistémologiques. Ainsi, il fait mention tant des différentes conditions d’éclairage que de la qualité des reproductions imprimées, tant des diverses théories scientifiques qui se sont succédé que de la menace générale d’une lecture anachronique des couleurs. Si l’organe-œil est depuis longtemps le même, les sensibilités, les systèmes et les codes chromatiques, eux, sont particulièrement mouvants, toujours relatifs à une époque ou à une région. 


En avouant n’avoir "jamais cru à une symbolique universelle des couleurs, indépendante du temps et de l’espace et commune à toutes les civilisations", Pastoureau en appelle au doute et à la retenue.



Oxy-Maure


La nature du noir a toujours été double. Ambigu, polysémique, paradoxal, le noir est un oxymore à lui seul et cet état de fait s’inscrit au cœur même du langage. Qui ne s’est jamais demandé pourquoi notre blanc ressemblait tant au black, le noir des Anglais ? En bon archéologue de la langue, Pastoureau fouille les lexiques et tend à nous donner un élément de réponse :
 "Le moyen et vieil anglais opposent swart (noir terne) à blaek (noir "lumineux") et wite (blanc mat) à blank (blanc brillant). "Une telle distinction se retrouve de manière similaire dans le latin et l’allemand ancien. C’est d’ailleurs un verbe germanique qui rapproche ce blaek du blank et par là même notre blanc du black anglais. Il s’agit de "blik-an" qui — comme on l’aura vite compris — signifie "briller". Cela nous laisse donc entendre que pendant longtemps, avant d’être noire ou blanche, une couleur était d’abord une interface lumineuse, étincelante ou non.

D’une certaine manière, ce caractère ambivalent se décline aussi dans l’inconscient collectif. Si les ténèbres originelles — de la Genèse et d’ailleurs — engendrent le monde, si elles sont matricielles et fertiles, elles sont également terrifiantes. La peur du noir est, en effet, une de ces rares phobies que partagent toutes les cosmogonies. Ainsi, l’animal politique d’Aristote n’est pas un "animal nocturne".

Bestiaire maudit

L’ouvrage laisse justement la part belle aux animaux. Il y est tout d’abord question du corbeau, deuxième animal et premier oiseau que cite la Bible. Missionné par Noé, il n’accomplit pas sa tâche d’informateur, ne revient jamais sur l’Arche, et préfère répondre à ses pulsions cannibales. Dans le récit, la colombe intervient aussitôt après lui. Pour sa part, docile et salvatrice, elle incarne durablement l’union du Bien et du Blanc, c’est-à-dire dialectiquement celle du Mal et du Noir. La mythologie grecque, elle, va jusqu’à changer l’oiseau de couleur : s’il était originellement aussi blanc que la colombe, il a suffi d’une "délation malvenue" pour qu’il soit noirci à tout jamais. Il n’y est pas fait référence dans cet ouvrage, mais chacun sait que Poe et Hitchcock ont su, bien après, nourrir ces différents mythes.

L’auteur évoque par ailleurs la pie — cet "oiseau ambigu" au plumage bicolore — ainsi que le cygne "censé cacher une chair noire sous un plumage blanc".


L’ours vient ensuite. Les fidèles lecteurs de Michel Pastoureau n’auront pas oublié qu’en 2007 il lui consacrait un ouvrage entier   . Lorsque Saint Augustin affirme que "l’ours, c’est le Diable", tout est dit. Les Pères de l’Église fabriquent la même réputation au sanglier. Aussi noir que velu, il fut la bête sauvage la plus détestée par le christianisme. Saint Augustin — qui décidément n’appréciait pas les bêtes — y voit encore une créature satanique. De la queue aux cornes, qu’il porte à même sa gueule, c’est équivoque. Pire ! Ses soies sont parfois rayées ! L’auteur a suffisamment écrit sur les rayures   pour que l’on comprenne que cela n’a pas joué en faveur de l’animal.



Echos


Ainsi, le Noir fait écho aux nombreuses autres publications de Michel Pastoureau et détaille, en focalisant sur cette couleur particulière, ses différents thèmes de prédilection.


L’ouvrage revient de ce fait sur l’évolution du jeu d’échecs   , qui, dans sa formulation indienne, présentait un damier rouge et noir et qui, arrivé en Europe, se doit de trouver une "opposition plus conforme aux valeurs occidentales". Dans son exploration de la triade rouge-noir-blanc, l’auteur s’arrête également sur la toponymie et l’anthroponymie, largement nourries — au même titre que les fables et contes populaires — par ce système trifonctionnel.

Bien évidemment, il est aussi question d’héraldique. Dans "la langue française du blason", le noir appelé sable est une couleur ordinaire, ni dominante, ni marginale. En littérature, comme en témoigne l’émergence du chevalier noir dans les romans arthuriens, il est gage de secret. Cela n’est d’ailleurs pas sans rappeler nos superhéros actuels, tout de noir vêtus. 

L’histoire de la teinture n’est pas oubliée. L’exemple du miracle que réalise Jésus chez le teinturier   est à nouveau convoqué. Revenons-y brièvement. Le jeune messie, alors en apprentissage, gaffe par flemme : il baigne toutes les étoffes de l’artisan dans une seule et même cuve de teinture. Un miracle, heureusement, répare la bévue. Ce qui importe dans cette fable — et cela est bien explicité dans l’ouvrage — ce sont les différentes couleurs que prend la cuve en question au fil du temps. Initialement bleue, la cuve devient noire durant le Moyen Age. Puis, à partir du XIVe siècle, le noir connaissant "une importante promotion", Jésus doit "faire ses bêtises dans une autre gamme de couleurs". En l’occurrence, ce sera le jaune.

Peaux

Par ailleurs, Michel Pastoureau s’attarde longuement sur le sujet, toujours polémique, de la couleur de peau. Noir nous parle du mythe du Bon Sauvage, de l’esclavage, mais aussi de l’histoire du bronzage. Laissé aux paysans durant l’Ancien Régime pour que l’aristocratie exhibe mieux, à travers une peau diaphane, son "sang bleu", puis récupéré par celle-ci pour se distinguer du teint blafard des ouvriers constamment cloîtrés dans les manufactures, le bronzage a toujours été un signe de distinction sociale.


La carnation a aussi son importance dans la Bible. Noire, elle est plus exotique que redoutable. La reine de Saba, son descendant Jean, le mage Balthazar et Maurice — saint patron des chevaliers et des teinturiers — sont autant de personnages dont la négritude assoit l’universalité de la religion du Christ.

De la robe des cochons européens qui, suite à "d’audacieux croisements", vire du noir au rose, à l’histoire des sous-vêtements, la richesse des champs que convoque Michel Pastoureau est des plus étonnantes. Mais la démarche conceptuelle de cet historien a elle aussi toute son importance.



Non-couleur

Au début de l’ouvrage, le noir est la couleur de la mort ; au fil de la lecture, c’est sa propre mort que Michel Pastoureau aborde. Contrairement à celui du bleu — et c’est là l’intérêt spécifique de l’ouvrage —, le statut chromatique du noir a souvent été remis en question.


D’une part, la naissance de l’imprimerie et la diffusion rapide de l’image gravée et imprimée développent un "imaginaire en noir et blanc". Noir et blanc deviennent alors des couleurs particulières, puis finissent par s’effacer du nuancier en tant que non-couleurs. Le noir n’est qu’un code de représentation, qu’un outil graphique, et le blanc qu’un fond, qu’un banal support. D’autre part, plusieurs découvertes scientifiques viennent achever l’agonie du noir. Du prisme de Newton, par exemple, naît la notion de spectre, c’est-à-dire d’un continuum coloré qui s’étend du rouge au violet. Si la synthèse additionnelle admet encore le blanc dans son système, le noir n’y a plus sa place. Cet ostracisme permet à l’auteur de revenir, de manière claire et historique, sur les différents modèles et classements de la couleur — du "feu visuel" sorti de l’œil de Platon à la Loi du contraste simultané de Chevreul.

Pour conclure, il nous faut justement souligner que la recherche de Michel Pastoureau, ici, s’épuise dans le XIXe siècle. Dans son introduction, il annonce par sécurité une "histoire des couleurs dans les sociétés européennes, de l’antiquité romaine jusqu’au XVIIIe siècle" et promet quelques débordements.

En effet, à travers cet ouvrage, l’auteur ne se prive pas d’aller en amont de ladite fourchette. Il s’attarde longuement sur la préhistoire des couleurs. Cependant, il ne s’aventure pas trop loin en aval. Certes, il est fait référence aux XIXe et XXe siècles. Il est question de la société industrielle, des couleurs du fascisme, ou encore de l’œuvre de Soulage. La mode du XXIe siècle est même évoquée.

Mais Michel Pastoureau ne prend pas le risque de détailler cette période, trop récente. Si, comme il le répète inlassablement, "les problèmes de la couleur sont d’abord des problèmes de société", la nôtre est encore trop fraîche pour que, même à travers la couleur, elle soit déjà analysée