Enquête sur une pratique médicale, l'inoculation, révélatrice des changements de mentalité d'une époque.

Le livre de Catriona Seth ouvre un nouveau chapitre de l’histoire de la médecine et de l’imaginaire du corps au XVIIIe siècle. L’inoculation – la technique consiste à rompre l’épiderme pour y introduire la petite vérole – donne lieu à d’innombrables articles, lettres, thèses mais aussi romans et poèmes, dont cette enquête offre le premier dépouillement systématique. La frénésie est telle que Marmontel écrira en 1770 à La Condamine : "C’est une excellente chose que l’inoculation ! Mais c’est un terrible sujet pour un poème !" On comprend néanmoins l’abondance de cette littérature au vu des enjeux : la variole compromet le devenir dynastique des plus importantes monarchies ou occasionne, certaines années à Paris, plus de décès que de baptêmes. On la comprend également en regard des questions que soulève le recours à cette technique : n’est-ce pas contrevenir au serment d’Hippocrate que d’instiller la mort et d’exposer à l’accident toujours possible ? Ne méprise-t-on pas les décrets de la Providence en postulant que la maladie n’est pas un châtiment divin, mais un aléas évitable ? 

L’importance des débats n’est pas moindre sur les plans respectivement social et politique. Retenons, parmi les multiples directions dans lesquelles rayonne l’enquête, que la pratique, socialement ciblée, est d’abord le fait de la frange libérale de l’aristocratie. On prélèvera volontiers de la matière variolique sur un pauvre pour en instiller une forme artificielle aux puissants. Si le geste demeure réservé aux sphères supérieures, il se répand néanmoins plus largement en 1774 après la mort de Louis XV, qui succombe de la variole, et l’inoculation de son successeur. Mais, nouveau retournement, Louis XVI, une fois inoculé, se voit réduit à son corps mortel ; c’est un sang désormais impur qui coule dans ses veines. En outre, le geste de l’inoculateur n’est pas très différent d’un crime de lèse-majesté et peut rappeler le coup de canif de Damiens sur Louis XV en 1757. La guillotine en 1793 sera une autre lancette.

L’inoculation, à travers cette enquête, révèle donc les liens troubles qui organisent les relations entre Lumières et progrès. Certes la technique est l’une des actualisations possibles des Lumières. Dans Le Barbier de Séville, Bartholo, le médecin réactionnaire, y voit l’une des manifestations les plus emblématiques du progrès en juxtaposant dans une réplique vengeresse "la liberté de penser, l’attraction, l’inoculation, le quinquina, l’Encyclopédie et les drames". Mais Catriona Seth souligne aussi que l’inoculation a à voir avec l’ombre : importée d’Orient, elle est transmise par les femmes et échappe parfois au contrôle de la rationalité pour alimenter rêveries ou fantasmes.



Il est en effet tout un imaginaire de l’inoculation. Celui-ci a son héroïne en la figure de lady Mary Wortley Montagu qui, ayant accompagné son mari dans sa lointaine ambassade turque, fait inoculer son fils en 1718 et surtout révèle à l’Occident cette technique salvatrice. Il a également ses grands hommes, tels le médecin Tronchin, d’autant plus médiatique qu’il peut se prévaloir de succès nombreux et… d’un physique avantageux. Cet imaginaire a ses dérives et ses futilités : ainsi des animaux de compagnie inoculés ou des bonnets à l’Inoculation que vendent les marchandes de mode. Plus intéressantes sont les exploitations littéraires du geste médical : métaphore et paronomase sont largement mises à contribution dans le corpus romanesque ; au-delà du relevé des jeux de mots faciles et amusants, des analyses particulièrement convaincantes sont ici proposées de La Nouvelle Héloïse et de La Philosophie dans le boudoir. Interrogeant le lien entre Lumières et inoculation, cette étude comble une lacune dont le lecteur se prend à s’étonner une fois le livre refermé. On regrette qu’un tel sujet soit resté inexploité si longtemps mais on se félicite qu’il ait donné lieu à une enquête à sa mesure