Ancien chef de gang désormais père de famille rangé et éducateur de rue engagé. Le démon devenu pasteur est un classique de la littérature de gare.

Ancien chef de gang, Lamence Madzou a dirigé une bande de blacks hyperviolents de l'Essonne avant de devenir un père de famille rangé rêvant de travailler pour un office HLM. Joli plan médias… Mais peu importe ce qu’en font les journalistes et les attachés de presse, le fait est que J’étais un chef de gang est un témoignage exceptionnel qui nous fait voyager de l’Essonne au Congo et nous offre une plongée sans concession à l’intérieur du mouvement hip-hop, des bandes ethniques et des trafics en tout genre. Sans tomber dans la fascination pour la violence, ni dans le discours moralisateur.



La racaille et la sociologue

J’étais un chef de gang n’est bien sûr pas le livre de l’année, mais il explore une piste qu’aucun livre sur les banlieues n’a su emprunter pour l’instant : plutôt que de payer un nègre littéraire à mettre plus ou moins bien en forme le récit de la vie d’un caïd (et c’est souvent raté), ce récit est le fruit de la rencontre entre un ancien chef de bande, Lamence Madzou, et une sociologue du CNRS, Marie-Hélène Bacqué. Du coup, c’est plus clair, plus structuré et plus lisible que la plupart des témoignages de ce genre.

Pour les plus intellos, le récit de Madzou est suivi de Voyage dans le monde des bandes : une soixantaine de pages visant la mise en perspective historique et sociologique de l’histoire du chef de gang. Le lecteur lambda s’ennuiera ferme en parcourant ces lignes et le scrutateur attentif y déplorera de nombreuses redites, mais le sociologue en herbe y trouvera vaguement matière à enrichir ses notes. Bref, un appendice pas complètement inutile mais loin d’être indispensable. Passons au contenu…



De l’identité française et de la fierté black

N’en déplaise aux racistes et aux xénophobes en tout genre, le fait est que les fils d'immigrés ne se considèrent pas comme des ennemis de la France, bien au contraire : ils se sentent Français, même s’ils savent que leurs racines sont ailleurs.

"Aujourd'hui, les gens se disent congolais, ivoiriens, sénégalais, maliens. À cette époque, ça n'existait pas. On se disait noirs, fin de l'histoire. Nous ne savions même pas d'où chacun venait. Bizarrement, nous ne nous étions jamais vraiment posé la question. Je suis d'origine africaine et je ne le renierai jamais mais je me sens français. Je n'ai pas une once de cette culture africaine. Cette façon de penser, d'agir ne fait pas partie de moi."

Mais bien évidemment, c’est difficile de ne pas se rendre compte qu’on a la peau noire quand la majorité a la peau blanche. Comme beaucoup d'autres, Lamence Madzou est donc parti en quête de ses origines pour mieux comprendre qui il était. Au milieu des années 80, la culture hip-hop est une révélation : les Noirs y sont largement représentés et respectés. Afrika Bambaataa et la Zulu Nation participent clairement à l’éveil de la "conscience black".

Corps social oblige, la culture des grands frères pousse les plus jeunes à imiter les plus vieux. Ainsi, les adolescents suivent leurs aînés à Paris pour aller en boîtes de nuit et se rendent vite compte que toutes les portes ne leurs sont pas ouvertes et qu’ils se retrouvent souvent entre Noirs. Mais ces soirées sont aussi des lieux de rencontres et d’échanges : les récits de l’histoire africaine résonnent comme des symboles forts aux oreilles des jeunes en quête de repères.

"Ils nous ont fait comprendre que nous étions des Noirs et qu'il existait des choses pour les Noirs. Ils nous ont initiés à un nouveau monde, à une nouvelle culture qui nous est propre à nous, les Blacks. Nous avons appris davantage sur nous-mêmes, sur notre histoire, la fierté de nos peuples et leurs origines, leurs combats, leurs souffrances, les épreuves qu'ils ont traversées. Surtout, nous avons appris que nous pouvions partager cela avec d'autres qui, comme nous, avaient les mêmes attentes, les mêmes questions."

 



De la conscience ethnique à la conscience clanique

Après l’exemple sain de danseurs de break qui se consacrent à leur art, une autre référence est arrivée tout droit des USA : les bandes, notamment avec le film Warriors. Ce qui inspire les jeunes, ce n’est pas tant les looks un peu particuliers qui font finalement ressembler les bandanas à des uniformes que "la combativité de ces mecs, la façon dont la petite bande minable qu'ils formaient a affronté toutes les autres, la manière dont ils ont tenu le choc et sont devenus quelque chose".

Et c’est un peu le début de la légende de Lamence Madzou. Un soir de juillet 1987, à Corbeil-Essonnes, il fait un pacte avec ses potes et décide de créer une bande : les Fights Boys. Les cinq années suivantes verront le cercle s’élargir jusqu’à compter une centaine de membres et devenir un gang. Entre embrouilles du quotidien et guerres de territoires, les bagarres sont nombreuses et les coups fourrés tout autant. L’engrenage, on s’en doute : alors qu’on réglait jadis les comptes en face à face et à mains nues, on se bastonne désormais en chargeant les bandes adverses avec des couteaux, des haches et des fusils…

À situation de guerre, organisation para-militaire. Âgé d’à peine 16 ans, le jeune Lamence devient le chef du groupe et organise des descentes pour conquérir le territoire parisien divisé en arrondissements, voire en arrêts de métro. Un peu perdu au début, il s’adapte vite et développe les qualités qui feront de lui un leader respecté dans sa communauté. Finalement, connaître le pire fera sortir des bonnes choses, comme si l’école de la rue formait mieux les cadres dirigeants que l’école des cartables.

"Un chef doit être à même d'apporter des solutions. C'est ce qu'on attend de lui. S'il n'est pas capable d'apporter des réponses, il paralyse le groupe. (…) Il fallait être imaginatif : celui qui gagne, c'est celui qui sait le mieux gérer ses hommes, leur moral, leur stress. (…) La guerre, c'est physique mais aussi psychologique. Elle se prépare, se conçoit, se réalise et s'achève avant même d'avoir débuté. (…) Un leader, ce n'est pas l'autoritarisme absolu – ferme ta gueule et obéis. Un bon chef doit être à l'écoute. Il ne doit pas avoir peur de prendre des coups. Il doit conjuguer calme et fermeté, et savoir contrôler ses émotions tout en préservant une certaine sensibilité, même si souvent il ne faut pas l'extérioriser. Il est tenu d'amener ses hommes à la victoire, c'est la seule chose qui puisse leur faire accepter les sacrifices endurés. Alors, ils ont confiance en toi et ils te suivent, jusqu'à ta mort s'il le faut."



Des trafics et du fric

Imagerie à la Scarface oblige, les activités parallèles se multiplient. Les bagnoles, les braquages, le vol à la tire, la drogue, les fringues… Tout est bon pour remplir les caisses et faire vivre sa famille. Là encore, on voit bien la montée en puissance : on commence par piquer un pull dans un supermarché pour faire le fier devant les copains, et on finit par animer un réseau de dealers en prélevant une dîme sur toutes les ventes. Argent facile ? Plus ou moins, car à la lecture de ce récit, il apparaît clairement que les Fights Boys et le gang qui a suivi ne sont pas des oisifs. Au contraire, on a l’impression d’une activité incessante, fusse-t-elle au service d'activités illégales.

Loin des clichés du grand banditisme de jadis ou de loubards en révolte contre un système qui les oppresse, il n’y a dans le récit de Lamence Madzou aucune marginalité du crime, ni aucune remise en question de l'ordre social. La pyramide du "bizness" est un organigramme bien huilé et la nonchalance n'est pas au programme. Les cadres du gang sont de véritables entrepreneurs et ratissent large : le vol comme l’escroquerie et le recel sont des secteurs d’activités interchangeables. Ce qui compte, c’est le bénéfice. Le système tourne bien et les chefs mènent leurs affaires avec un sens aigu de l'opportunisme, le but étant d’offrir un niveau de vie élevé à sa famille et ses amis. Comme des notables, finalement.

 



Expulsion et rédemption

N’est pas Fantomas qui veut et Lamence Madzou finira en prison. L’État français en profite pour prononcer l’exclusion. En substance, on le jette dans un avion. Débarqué au Congo sans rien dans la poche, il trouve refuge auprès de quelques membres de sa famille et découvre l’Afrique telle qu’elle est, pas telle qu’on lui a racontée. L’exil ne sera pas une cure thermale : la guerre fait rage et le chef de gang tout puissant dans sa cité n’est plus qu’une cible parmi d’autres...

Par chance ou par hasard, il survit et réussit à rentrer en France. Il veut se faire une virginité mais personne n’a oublié celui qui déclenchait des émeutes à Châtelet et tabassait des gens sur commande. En plus, il a été expulsé et n’a toujours pas ses papiers. Commence un long roman, celui qui fait vendre, mais qui finalement touche plus à l’histoire personnelle qu’au fait sociologique. La seule chose qu’on retiendra, c’est que loin d’être un marginal qui veut saigner la France, il veut aider les plus jeunes à la lumière de ses expériences.

"Je me suis dit, je suis capable de faire des choses, de faire bouger les gens. J'ai vu qu'il y avait une possibilité avec les médias. (…) En observant, j'ai compris que le bordel créé par les mecs des quartiers représente une gigantesque pompe à fric. Les gens ne se rendent pas compte, mais ça permet aux journalistes et aux universitaires de faire un bouquin, à l'éditeur de le vendre, ça aide les politiciens pendant les élections et ça permet à la municipalité de récupérer de l'argent parce qu'on passe en zone sensible. Et les grands perdants dans cette histoire, ce sont les mecs qui sont en train de se casser la gueule parce que eux, ils ne comprennent pas ce qui se passe et ne touchent rien ou pas grand chose."