Une brillante analyse de l’histoire du mouvement néoconservateur américain.

Retracer une filiation intellectuelle tortueuse du néoconservatisme.

 

Issu de ses travaux de thèse sur le néoconservatisme dans les années soixante-dix et quatre-vingt, Justin Vaïsse, historien spécialiste des États-Unis   , s’essaie à retracer, dans son nouvel ouvrage Histoire du néoconservatisme aux États-Unis (Odile Jacob), la filiation intellectuelle du mouvement néoconservateur aux États-Unis depuis les années trente. Il s’emploie à analyser comment ses idées se sont imposées aux décideurs (ou à l’opinion), sans négliger d’étudier les configurations (conjoncturelles et matérielles) qui ont favorisé cette influence hétérogène et dont l’orientation ne peut s’appréhender de manière linéaire et univoque.

L’auteur appuie sa réflexion sur la vie des hommes qui ont animé ce courant, mais retrace également l’héritage intellectuel de leurs initiatives à travers les archives – dont beaucoup sont consultables en ligne sur le site compagnon du livre –, des journaux et publications des différents courants, lobbies ou think tanks qui se sont créés pour – ou ont évolué vers – le néoconservatisme. Il parvient brillamment à éviter l’écueil de l’explication essentialiste de l’apparition des mouvements d’idées ou des contraintes (économiques et sociales). Il relie les influences du mouvement néoconservateur en termes de politique étrangère et intérieure en s’attachant à l’existence de générations d’acteurs, mais également en terme de rapport de force politique et électoral, ancré sociologiquement dans les attitudes politiques des électeurs ordinaires qui réagissent à une offre électorale mouvante.

 

 

Critique limitée de l’utopie de la "transformation sociale" par l’État : le premier âge du néoconservatisme.

 

Ce que nous dit Justin Vaïsse à propos du premier âge du néoconservatisme, c’est qu’il est d’abord défenseur d’un libéralisme traditionnel américain qui vise à promouvoir la libre entreprise, à soutenir l’activité économique et les réformes du New Deal.  Après la Seconde Guerre mondiale, ce libéralisme se double d’un sentiment fort d’anticommunisme, très présent chez les démocrates : c’est le libéralisme du "centre vital" décrit par Arthur Schlesinger en 1949.

De fait, les premiers néoconservateurs sont d’abord des intellectuels juifs newyorkais, pour beaucoup issus de l’extrême gauche (trotskistes, etc.), pour qui le rôle de l’État est essentiel dans la régulation de l’économie. Irving Kristol ou Daniel Bell sont alors les figures de proue d’un mouvement qui s’est "déradicalisé" et prônent une certaine vision de la réforme dans leur journal The Public Interest, où écrivent des intellectuels de gauche (Nathan Glazer, Seymour Martin Lipset, etc.). Ces "artisans de la réforme", maîtres d’une expertise technocratique, se revendiquent clairement ennemis des idéologies et s’attachent à décrire les limites de l’intervention de l’État, sa bureaucratisation, les impasses de certaines politiques publiques et leurs effets non-anticipés (éviction, résistance culturelle ou sociologique de certains groupes sociaux, mauvais calcul). Ils critiquent avant tout l’abandon d’une vision centriste du parti démocrate concernant la politique sociale et moquent l’utopie de l’État acteur de la transformation de la société.

 

 

Quand la gauche ne défend plus le progrès des valeurs démocratiques dans le monde.

 

La deuxième génération du néoconservatisme naît avant tout en réaction à une "dérive" du parti démocrate, accusé d’être devenu, avec le mouvement des droits civiques et la contestation étudiante de la guerre du Vietnam, responsable d’un certain relativisme moral et surtout d’un dénigrement permanent d’une Amérique "impériale" et coupable (cf. nomination de McGovern à l’élection de 1972). Le néoconservatisme serait donc né à gauche, du "pourrissement des idées progressistes", selon les mots de Norman Podhoretz, rédacteur en chef à partir de 1960 de la célèbre revue Commentary.

Les néoconservateurs de la deuxième génération, comme le Sénateur de Washington Scoop Jackson (on retrouve déjà autour de lui des individus comme Richard Perle, Frank Gaffney, Elliott Abrams qui participeront à l’évolution du mouvement) s’opposent à la radicalisation de la contestation de la guerre du Vietnam. Les étudiants contestataires issus de la génération du Baby Boom, contrairement à de nombreux néoconservateurs issus de familles pauvres ayant émigré d’Europe de l’est, n’ont pas connu la pauvreté, et leur exaltation des libertés individuelles et de la jouissance privée irrite les partisans des luttes traditionnelles des démocrates et de leurs alliés historiques, les syndicats.

En politique étrangère, deux éléments essentiels sonnent le glas du consensus libéral américain et mènent progressivement le mouvement à la désaffection du parti démocrate et au ralliement de certains d’entre eux à Reagan en 1980 : le tournant isolationniste du parti démocrate et l’abandon de la défense stratégique de la démocratie et des droits de l’homme, dans l’intérêt des États-Unis.

L’ "invention" d’une nouvelle orientation de politique étrangère par la deuxième génération de néoconservateurs vise surtout à dénoncer la "détente" des "réalistes" tel Kissinger. Les seuls à défendre les dissidents soviétiques (Soljenitsyne, Sakharov) et à s’opposer aux traités de désarmement à gauche sont alors les néoconservateurs.

Leur déception face à Jimmy Carter finit de les faire basculer dans le camp républicain, traditionnellement celui des isolationnistes ou a minima des "réalistes" modérés !  Avec Ronald Reagan, ils vivent leurs premières années de grâce. Ils ont alors – partiellement – trouvé en lui la résonnance des combats pour les libertés des démocrates "trumaniens" (soutien aux groupes dissidents et actions secrètes), un partisan d’un discours clair sur l’horizon moral de la lutte contre l’U.R.S.S., et une politique d’armement plus agressive (système antimissile et rejet premier du désarmement).

 

 

Interpréter stratégiquement la fin de la guerre froide : une compétition pour une certaine idée de l’Amérique.

 

Avec la fin de l’antagonisme Est/Ouest selon Justin Vaïsse, le mouvement néoconservateur ne peut totalement crier victoire si, et seulement si, l’on considère que l’U.R.S.S. s’est effondrée à cause des États-Unis et de leur stratégie. Il y a donc une confrontation des vues sur l’interprétation de l’issue de la guerre froide dont on aimerait que l’auteur nous décrive avec plus d’implication l’impact et la traduction en terme de rapport de force.

Par ailleurs, le mouvement souffre également des contradictions de la combinaison idéologique qu’il propose (il soutient globalement Reagan sur la politique étrangère, mais est en porte-à-faux avec les coupes sombres faites dans le budget fédéral et la manière dont sont traités les syndicats).

 

 

La création du Democratic Leadership Council en 1985 – dont les Clinton sont toujours les hérauts –, lobby des élus "démocrates centristes" et de son think tank associé, le Progressive Policy Institute, représente une ultime tentative des démocrates "faucons" de faire avancer leurs idées au sein du parti de l’âne. Sur le plan intérieur, il s’agit de renouer avec la tradition démocrate : défendre les classes moyennes, réinvestir les thèmes chers aux cols bleus (lutte contre la criminalité, protection des valeurs familiales, aide au financement de l’éducation, etc.). Certains néoconservateurs rejoignent alors l’administration Clinton. Cette dernière adopte alors une position "libérale-interventionniste" (le rôle de la globalisation comme catalyseur de la démocratie est également un aspect capital de sa politique que l’auteur développe peu), mais se propose également d’intervenir là où les intérêts des États-Unis sont plus limités (Bosnie, Somalie, etc.), ce qui divise certains néconservateurs.

 

 

Le tournant conservateur des néoconservateurs : tout sauf un pléonasme ?

 

Le virage conservateur des néoconservateurs (un pléonasme pour l’observateur qui ne connaît que leur troisième âge, mais une réalité historique pour ce mouvement dont Justin Vaïsse souligne bien la "non-linéarité" et l’hétérogénéité) s’effectue par l’abandon du progressisme dans l’évaluation des politiques publiques (domestic issues), devenant un attaquant féroce du rôle de l’État dans l’économie et prônant en politique étrangère un durcissement dans la défense proactive de l’idéal démocratique – fondement essentiel de la théorie de la paix démocratique "vendue" tout de même par les politistes libéraux ! – et une orientation plus stratégique de la politique étrangère (rôle du département de la Défense).

La filiation avec le premier âge du néoconservatisme et ses intellectuels est rompue : il n’y a que des conservateurs parmi les néoconservateurs du troisième âge, et ce sont tous des idéologues. Ils fondent leur journal en 1995 : le Weekly Standard. La filiation avec le deuxième âge du néoconservatisme est également tortueuse : les nouveaux néoconservateurs ne croient certainement pas en l’État fédéral rooseveltien et sont désormais les alliés favoris de la droite chrétienne.

Désormais, les risques (réels ou supposés) à la puissance américaine suffisent à justifier une intervention préventive (doctrine Bush), et le 11 septembre (comme la perception de l’expansion soviétique en 1979) offre un contexte favorable aux néoconservateurs (John Bolton, Bob Kagan, Bill Kristol) et à leurs "alliés bureaucratiques" de l’administration Bush (Cheney, Rumsfeld). Cependant, l’influence des idées néoconservatrices ne s’applique uniformément, ni sur toutes les orientations de politique étrangère de l’administration Bush (quid des autres régions du monde que le Moyen-Orient ?), ni dans le temps (cf. un certain retour au réalisme après 2005 avec l’Irak, l’Iran ou la Corée du Nord par exemple).

 

 

Expliquer la force des néoconservateurs sous Bush par la faiblesse des libéraux.

 

Les "libéraux" d’aujourd’hui ont oublié que ce sont avant tout les contradictions des nouveaux militants de la gauche des années soixante-dix sur le plan de la politique étrangère, ainsi que leur intérêt pour les combats "postmatérialistes" (féminisme, libération sexuelle, écologie, légalisation des drogues) ou les politiques sociales segmentées ou catégorielles (naissance du mythe des Welfare Queens, profiteurs du système) qui ont éloigné une partie de l’électorat traditionnel des démocrates (les centristes, les démocrates du sud, les "faucons"). Mais peut-on réellement accuser les néoconservateurs d’avoir ouvert la voie aux réactionnaires de la droite ? Ou ne sont-ils pas en fait le résultat des échecs de la Nouvelle Gauche ?

 

 

C’est bien le défi posé aux "libéraux" (progressistes) américains aujourd’hui : continuer à défendre fermement la protection des intérêts américains à l’étranger (Barack Obama à ce titre est tout sauf isolationniste, voire pourrait être amené à prouver l’extrême inverse !) et redéfinir un nouveau consensus sur les questions de politique intérieure. Les dernières déclarations de Joe Biden, colistier d’Obama, dans lesquelles il appelle déjà la coalition électorale démocrate à se préparer à répondre aux attaques et aux défis à venir, nous rappellent une chose : les démocrates n’entendent pas répéter une expérience Carter et voir s’évanouir la nouvelle coalition qui les a élus.

Cette histoire du néoconservatisme que nous livre Justin Vaïsse, du point de vue de la politique étrangère (piquée de quelques réflexions sur les évolutions sociologiques de l’électorat démocrate américain) nous amène à éviter les simplifications extrêmes et à revenir à l’explication ultime de l’émergence du néoconservatisme aux États-Unis. Cette explication ne se trouve pas tant dans le mouvement conservateur (allié plus récent des néoconservateurs), mais dans l’enclenchement savant d’une "dynamique propre", face à l’explosion du consensus libéral et l’incapacité des démocrates à proposer ce à quoi une immense majorité d’Américains les avait identifié : la défense du "centre vital" et du rêve américain.

Justin Vaïsse gagne toujours à mieux définir le contexte et les raisons profondes (sociologie de l’électorat, rôle des transformations économiques et des configurations d’acteurs) lorsqu’il analyse historiquement le lien entre les cadres cognitifs issus des systèmes de connaissances et d’idées et leurs conséquences en termes de politiques publiques (intérieures ou extérieures). On peut ainsi d’autant mieux reconstituer un puzzle, aussi compliqué soit-il. On aimerait, cependant, ne plus être surpris avec le néoconservatisme, bien que ses reconfigurations soient inhérentes au fait qu’il ne s’agisse pas d’un mouvement organisé s’appuyant sur une base électorale identifiée.

Dès lors, revenir à l’étude des attitudes et préférences – en temps de crise – d’un électorat de plus en plus volatile nous apprendrait bien plus des conditions de formation des coalitions et des nouveaux systèmes de clivage. Car connaissant les origines si diverses et la filiation tortueuse d’une "idéologie" qui n’a plus grand chose à voir avec ses premiers combats, lui promettre un avenir nous obligera à en redemander... On aimerait ne plus être surpris avec le néoconservatisme et savoir quand il frappera à nouveau. Car si son influence sporadique n’était qu’une parenthèse de la gestion des événements, malgré son ancrage dans la tradition politique et philosophique américaine, étudier sa version ex post n’aide pas toujours complètement à comprendre les changements du moment présent

 

 

* Le site compagnon du livre.