Lectures croisées du philosophe allemand et du poète anglais : un très bel essai, audacieux dans son propos et élégant dans sa forme.

L’œuvre de Shakespeare est une forêt foisonnante dont le terreau a donné naissance à une jungle critique aussi diverse que touffue. Contre les errances d’une critique essentialiste trop prompte à dégager Shakespeare de son contexte pour en faire un auteur universel et contre les spéculations esthétiques cherchant à évaluer le dramaturge à l’aune de critères anachroniques et idéologiquement questionnables, la critique shakespearienne s’est largement recentrée au cours des dernières décennies sur les approches historicistes et culturelles.

L’apport des études historiques a bien sûr été fondamental pour éclairer nombre d’obscurités présentes dans les textes en même temps qu’elles nous ont rapprochés du contexte qui a permis l’émergence de l’œuvre du barde de Stratford. Par ailleurs, dans la continuité des études féministes engagées dès les années 1970, les cultural studies ont permis de dégager l’œuvre de Shakespeare d’un universalisme trop univoque afin de mettre en avant les ambiguïtés d’une œuvre fondamentalement rétive à l’appropriation idéologique.

Au cours des trente dernières années, l’œuvre de Shakespeare a donc été un outil privilégié d’investigations historiques et le lieu de débats politiques et idéologiques aussi enflammés que passionnants. Si passionnants qu’on en oubliait parfois à quel point les textes étaient, tout simplement, beaux.


Une lecture originale et sensible


Le premier mérite de Pierre Jamet, et certainement pas le moindre, est de nous communiquer à chacune des pages de son Shakespeare et Nietzsche : la volonté de joie son émerveillement face à la beauté des textes dont il parle. Il fallait un certain courage pour s’inscrire ainsi à contre-courant des pratiques critiques qui ont aujourd’hui le vent en poupe, pour s’exposer à la critique aisée d’un rapprochement intempestif entre les deux écrivains. Qu’il est intempestif, l’auteur le revendique dès l’introduction. Son geste fort est précisément de faire éclater les cadres critiques trop étroits pour rendre compte d’auteurs aussi complexes que le poète anglais et le philosophe allemand, et de réintroduire un élément d’analyse trop souvent dévalué au profit de l’intelligence analytique : la sensibilité.

Comme il ose l’écrire : "Lire Nietzsche comme lire Shakespeare demande une qualité sans laquelle on reste dans l’antichambre du palais : il faut avoir de l’oreille." C’est ainsi avec une oreille aussi fine qu’elle est grande ouverte que Pierre Jamet nous propose de l’accompagner dans sa lecture croisée de Nietzsche et de Shakespeare, déjouant tout reproche de généralisation abusive par une connaissance irréprochable de son sujet. Si l’ancrage historique est souvent opportunément rappelé, ce n’est jamais de manière servile mais toujours pour rappeler que des écrivains de la stature de Nietzsche ou Shakespeare pensent suffisamment le temps pour savoir aussi le jouer, s’en jouer.

Le projet de Pierre Jamet s’inscrit donc en marge du consensus critique, et c’est tant mieux, car il ouvre ainsi des perspectives nouvelles et vivifiantes, tant du point de vue de la méthode que de celui de l’œuvre abordée. L’immense avantage de la lecture de Shakespeare à la lumière de Nietzsche, comparée à une lecture selon des grilles (par exemple) freudiennes ou marxistes, est de préserver intacte la possibilité d’une ambiguïté du sens. Shakespeare, comme Nietzsche, s’épanouit dans la contradiction, caché derrière un masque qui affiche autant qu’il dissimule le sens. Cette ligne directrice permet à l’auteur des lectures très fortes de pièces à la moralité ambiguë comme Richard III, Macbeth ou Le Marchand de Venise. La première partie de l’ouvrage, "Maîtres et esclaves", montre ainsi de manière extrêmement convaincante de quelle manière les œuvres de Shakespeare mettent en scène des systèmes de valeurs qu’elles contribuent dans le même temps à subvertir.


Du nihilisme tragique à l’affirmation comique de la puissance créatrice


C’est toutefois dans la deuxième partie, "L’art et la terre", que le texte de Pierre Jamet livre ses pages les plus surprenantes et les plus belles, peut-être aussi parce que l’auteur y défend des pièces moins connues et plus décriées du dramaturge anglais. Il ne va pas de soi, en effet, de dire comme il le fait ici que les dernières œuvres de Shakespeare témoignent de la recherche d’un classicisme qui serait le signe d’un auteur parvenu à la perfection de son art. À l’exception de La Tempête, les pièces tardives comme Périclès, Cymbelin ou Le Conte d’hiver ont le plus souvent mis les admirateurs de Shakespeare dans l’embarras tant il est vrai que s’y déploie une esthétique de l’invraisemblable et souvent, de l’incohérence.

Mais Pierre Jamet montre habilement que c’est là au contraire le signe d’un travail de conquête sur le néant dont les grandes tragédies ont été l’expression la plus aboutie : "La comédie shakespearienne est surpassement du chaos par la joie et l’étonnement." L’examen approfondi auquel il soumet l’esthétique du théâtre de Shakespeare donne lieu à des pages magistrales sur l’artificialité assumée du poète, telle qu’elle apparaît notamment dans les phénomènes de mise en abyme et de démultiplication : "Masques, déguisements et épisodes théâtraux dans le théâtre de Shakespeare ne disent donc pas que ce qui semble vrai est en fait illusoire mais qu’il est une dimension où l’illusion et la vérité sont coextensives." Juste conclusion de ce parcours, le livre s’achève sur une lumineuse lecture de La Tempête centrée sur le personnage de Caliban, incarnation de la capacité d’émerveillement, "être du changement actif".

Le livre de Pierre Jamet occupe ainsi, et l’on s’en réjouit, une place à part dans le tout venant de la critique shakespearienne contemporaine : s’il livre une lecture en miroir en soi passionnante de deux auteurs qui ne le sont pas moins, il brille d’abord par l’originalité et l’audace de son approche, que secondent une érudition sans faille et un enthousiasme communicatif. Avec une clarté d’autant plus remarquable que les auteurs abordés savent être obscurs, Shakespeare et Nietzsche : la volonté de joie, écrit d’une plume alerte et déliée, remplit largement toutes les promesses contenues dans son titre