Un travail exemplaire d'historien qui met en valeur dans le Parthénon non seulement un monument, mais l'idée même de monument.

Dans une démarche assez exemplaire d’historien, François Queyrel nous offre une synthèse qui, sans venir effacer des travaux plus diserts et développés, présente le mérite non négligeable de nous introduire aux quinze siècles de la vie d’un des monuments les plus extraordinaires de l’humanité en moins de 200 pages.

 


Une histoire d’hommes et de dieux

 

Le monument auquel s’est intéressé François Queyrel s’ancre dans un lieu habité par de nombreuses légendes antiques, liées à l’histoire la plus primitive d’Athènes, et remontant au moment où mythe et histoire se rencontrent dans la mémoire humaine pour donner naissance à la Cité. La roche sacrée, colline sainte sur laquelle se dresse le Parthénon, est hantée par les noms de Cécrops, Érichthonios, Érechthée, de Créüse, par le souvenir mythique de Thésée mettant en déroute les Amazones assiégeant la ville, par la mémoire de la lutte fondatrice d’Athéna avec Poséidon pour la possession d’Athènes, et plus généralement par la société des dieux de l’Olympe dont la présence s’inscrit dans la géographie de toute la colline de l’Acropole.

C’est dans ce lieu loin d’être anodin que s’édifie, sur la base d’un bâtiment préexistant détruit lors des guerres médiques, le Parthénon. Le temple est construit sans doute entre 447 et 432, dans le cadre de la reconstruction de l’Acropole, rendue possible par la victoire des Athéniens contre les Perses ; son édification, menée à l’initiative de Périclès qui domine alors la vie politique, mobilise les énergies d’Athènes à l’époque de son apogée. En ce sens, il donne dans la pierre une illustration sans pareille du rayonnement d’Athènes au Ve siècle.

Le bâtiment, dans sa dimension purement physique, s’inscrit dans la longue histoire d’Athènes marquée par le lien aux origines. Utilisant un plan de la fin du VIe siècle, le temple est dorique, d’une majestueuse sobriété, et tout de marbre ; pourtant, il se distingue par un certain nombre d’"irrégularités" : plan retouché, détails ioniques - tels que la frise -, inclinaison légère des colonnes, autant d’éléments allant dans le sens d’une recherche poussée d’harmonie. Entre respect d’une norme archétypique et écart nécessaire propre à la création de génie, le Parthénon semble se situer dans le domaine du chef-d’œuvre. La figure de Phidias est essentielle pour comprendre le monument : chargé de la réalisation d’une immense statue chryséléphantine d’Athéna Parthénos, le célèbre sculpteur supervise également la décoration du bâtiment qui doit l’abriter en son sein. Ainsi le temple dans son ensemble témoigne d’un degré certain de perfection esthétique atteint par la civilisation athénienne.

Enfin, le Parthénon se lit comme une synthèse des croyances de la cité, appelant à l’adhésion de la société. François Queyrel sait ici pointer et expliciter les différents éléments de décoration, en se concentrant sur l’observation minutieuse des figures. Avant tout s’affiche la figure nourricière d’Athéna, offerte au regard sur les deux frontons qui narrent sa naissance puis sa lutte victorieuse avec Poséidon pour la possession d’Athènes, dans un espace peuplé par les dieux qui prennent part ou assistent à ces événements mythiques. La frise dorique quant à elle présente plusieurs légendes populaires d’Athènes : victoire des dieux sur les Géants à l’est, combat entre Lapithes et Centaures, dernier jour de Troie, combat entre Grecs et Amazones à l’Ouest, ainsi que d’autres épisodes moins clairs à identifier. Toutes ces légendes, gravitant en tout cas autour du thème de la guerre pour la patrie, visent à glorifier indirectement la terre d’Athènes, et donc les Athéniens qui se disaient autochtones, c’est-à-dire "nés de la terre d’Athènes". La frise ionique fait entrer les Athéniens eux-mêmes dans la légende : dans cette longue procession festive où prennent place cavaliers, hommes de divers âges, musiciens, jeunes filles, héros, divinités, peut-être la représentation des Grandes Panathénées où la cité offrait le péplos à Athéna. La marche interminable de ces figures s’apparente à une progression vers la révélation du divin, dans une communion des hommes avec les dieux, dirigée vers une exaltation à plusieurs voix de la terre d’Athènes, terre des hommes et terre des dieux.

S’affirmant donc comme une synthèse des croyances de la cité - synthèse que vient elle-même résumer, comme une mise en abyme, l’Athéna Parthénos et ses décorations au cœur du temple - le Parthénon donne à voir une religion qui suppose une démarche personnelle, celle du spectateur qui regarde le monument et chemine avec les dieux, les héros, les hommes, attitude très comparable au mécanisme d’adhésion à la religion démocratique dont Athènes est le berceau. C’est très intelligemment que François Queyrel fait sentir comment la représentation d’épisodes et de festivités religieuses tend à associer le citoyen d’Athènes spectateur du décor. Procédant ainsi, de manière didactique et claire, l’auteur rend perceptible la puissante charge de sacré d’un monument vieux de plus de quinze siècles.

 


Les vies de l’édifice

 

Dans la vie du Parthénon, qui intéresse François Queyrel au moins autant que le seul moment de sa naissance, l’apogée d’Athènes n’est qu’un court moment au regard des quinze siècles d’histoire qu’a traversés le monument. Le Parthénon connaît la décadence dès la fin du Ve siècle : la Parthénos est dépouillée de son or,

Très tôt, le temple est une source d’inspiration pour les artistes, cité dès le Ve siècle sur des vases, des pièces d’orfèvrerie, tandis que la statue d’Athéna est copiée plus ou moins librement. De même, les voyageurs curieux accordent au Parthénon une importance particulièrement marquée. Mais les profonds bouleversements qui suivent la chute de l’Empire romain affectent le Parthénon : Athènes est envahie à plusieurs reprises par les barbares, le Parthénon perd son rôle de sanctuaire païen au moment où Théodose promulgue l’édit de Thessalonique en 391. Un premier incendie provoque l’effondrement de la charpente au IVe siècle, et la statue de la Parthénos est emportée à Constantinople au Ve siècle. Le monument change à nouveau de nature au gré des invasions : église, sans doute après l’invasion slave de 582, devenue catholique après la prise de Constantinople en 1204 puis orthodoxe sous les Florentins à partir de 1385, mosquée à compter de la victoire des Turcs en 1456.

Malgré les aléas de l’histoire qui affectent l’aspect du Parthénon, le rayonnement de ce monument à part se précise aux XVIIe et XVIIIe siècles. Quelques voyageurs occidentaux portent un regard de fascination, plus ou moins fidèle à la réalité, sur un monument célèbre depuis l’Antiquité : le Père Alexis, capucin, le jésuite Jacques Paul Babin, le marquis de Nointel, ambassadeur de la France, les voyageurs Jacob Spon, Etienne Gravier et l’ingénieur Plantier qui l’accompagnait… livrent descriptions et dessins du monument. Ces voyageurs nous fournissent sans le savoir une source essentielle pour la connaissance du Parthénon, avant l’explosion catastrophique de 1687 lors de la "dernière croisade" menée par le pape.

Le bâtiment largement détruit devient au XVIIIe siècle un des supports de la posture mélancolique et de la poétique des ruines alors que se développe en Europe le goût pour l’antique. Les visiteurs se font plus nombreux aux abords du Parthénon, venus en particulier d’Angleterre, mais aussi de France, dessinant et décrivant le monument. C’est dans le contexte de la prise de conscience patrimoniale de la fin du XVIIIe siècle que va se jouer un des plus grands drames du Parthénon : en 1801, Lord Elgin, l'ambassadeur britannique à Constantinople, profitant du triomphe des Anglais en Egypte et de sa position désormais avantageuse face aux Ottomans, interprète à son avantage l’autorisation de la Chancellerie du Grand Vizir d'entrer dans la citadelle pour des dessins et des moulages, d'ériger des échafaudages et de creuser pour découvrir les anciennes fondations, d'emmener toute sculpture ou inscription qui ne soit pas comprise dans les fortifications de la citadelle. La moitié des sculptures sont donc emportées en Angleterre où elles sont rachetées quelques années plus tard par le British Museum.

Le développement des identités nationales dans les premières décennies du XIXe siècle érige bientôt le Parthénon au rang de monument national, incarnation par excellence de l’"âme grecque". Après 1833, les Turcs définitivement chassés, le temple est retiré au culte musulman. Le Parthénon est devenu l’incarnation de la nouvelle nation indépendante, et conserve depuis cette force symbolique : le combat pour le retour des marbres du Parthénon, écho aux accents indignés de Byron, relayé par Melina Mercouri lorsqu’elle était ministre grecque de la Culture dans les années 1980, et sujet diplomatique toujours épineux, en est comme un prolongement jusque dans les époques les plus récentes. Témoignent aussi de cette place du Parthénon dans la conscience grecque, les ambitieux projets de restauration, jusqu’aux réalisations actuellement en cours, faisant du Parthénon un monument encore bien vivant.

 


Le Parthénon, monument historique

 

Finalement, François Queyrel, optant pour une monographie complète, étudie le Parthénon comme objet presque biologique, avec une vie, depuis sa naissance jusqu’à notre époque ; il traite pour nous avec rigueur les transformations multiples d’une histoire riche en rebondissements. En ce sens, le Parthénon pourrait être l’exemple même du "monument historique", fait par son concepteur au moins autant que par le regard que les époques qu’il a traversées ont porté sur lui. Le cas du Parthénon abordé par François Queyrel révèle un enrichissement de la notion de "monument" - monumentum, c’est-à-dire ouvrage entretenant le souvenir d’un évènement, d’une personne - dans une dimension temporelle. Monument pour les Athéniens du Ve siècle, pour les connaisseurs de l’Antiquité, pour les curieux de l’époque moderne, pour les touristes du XXIe siècle, le Parthénon a toujours suscité des phénomènes d’appropriation par une collectivité. Ce qui demeure, au terme de cet ouvrage, c’est la permanence du Parthénon à travers les siècles, en tant que monument au puissant pouvoir symbolique, saisie par ceux mêmes qui le dépouillent   . C’est toute la subtilité de l’historien conteur, de l’archéologue, de mettre en valeur dans le Parthénon non pas seulement un monument, mais l’idée même de monument. Simple, sobre et concis, François Queyrel adopte ainsi une vision largement patrimoniale du Parthénon, dans un ouvrage touchant presque davantage à l’histoire des monuments historiques qu’à la pure histoire de l’art. Ce point de vue, qui se justifie évidemment par la postérité toute contrastée du Parthénon, est propre à restituer au monument une dimension parfois négligée ou réduite au seul épisode des marbres d’Elgin. Replacés dans le temps long du monument, nous sommes alors à même de constater à quel point nous sommes sensibles à la puissance d’un édifice "toujours en devenir", et qui vient hanter encore et encore la conscience de l’humanité