Après s'être concentré sur l'environnement, Al Gore - qui vient d'obtenir le prix Nobel de la Paix - s'intéresse au débat public aux Etats-Unis. Dans son collimateur, les médias. Une réfléxion sur la démocratie américaine.

Selon Emmanuel Kant, la raison, faculté suprême réservée aux humains, est ce qui nous sépare des animaux. A l’époque où il écrit, nombre de philosophes s’intéressent, comme lui, à la raison – ce sont les Lumières, l’ère des révolutions politiques, religieuses et sociales. Dans The Assault on Reason, Al Gore évoque cet « âge de raison » de l’humanité et les grands philosophes européens. Pourtant, le projet de l’ancien vice-président des Etats-Unis a peu à voir avec Diderot, Voltaire ou Rousseau ; il s’agit non pas de mener une enquête sur le legs des Lumières, mais bien d’étudier l’influence de la raison sur la politique américaine en tant que concept permettant d’accéder à un gouvernement représentatif, et donc diversifié. Et bien sûr, la condamnation de l’administration Bush pour ce que qu’Al Gore dénonce comme des « assauts constants contre la démocratie et la raison » fait également partie de l’exercice.


Du danger de certains médias dans une démocratie malade

Al Gore prétend que le débat public aux Etats-Unis vit des heures graves. Pour lui, la démocratie américaine n’a pu survivre et triompher que grâce au rôle de la presse, qui permet l’échange d’informations et donc un fonctionnement véritablement démocratique des institutions de son pays. Les nouveaux médias et leur langage binaire ont voulu remplacer pamphlets, journaux et tous types de productions écrites, mais n’offrent pas, selon Al Gore, les possibilités de discussion et de débat que permettait la presse, notamment dans le cas de la télévision, qui ne sert souvent qu’à propager une information sans chercher le dialogue. Pour renforcer son propos, Al Gore va même jusqu’à évoquer le rôle de la radio dans la montée des idéologies totalitaires dans l’Allemagne, la Russie et l’Italie dans années 1920-30. On peut tout de même s’interroger sur la présence, dans les écrits d’un homme qui se présente souvent comme l’ « inventeur d’Internet », de propos aussi convenus, et surtout, datés ; Marshall McLuhan n’avait certainement pas attendu le leader démocrate pour balayer ces thèmes dès les années 1960.

Mais l’usage de la radio et de la télévision n’est pas seulement dangereux parce qu’il propage l’information dans un seul sens. Il l’est parce que nous, citoyens, sommes très réceptifs aux messages reçus. Ainsi, Gore tente une approche biologique et neurologique de l’émission de messages télévisuels ainsi que de sa conséquence directe, la réception des images et des mots par les téléspectateurs. Pas de doute, nous sommes conditionnés pour recevoir les images de la petite lucarne, c’est la théorie du « hardwiring » ; une étude montre que les téléspectateurs ont une activité cérébrale plus intense que les lecteurs de journaux. Il faut également dire que les parties les plus actives du cerveau pendant le visionnage d’un programme sont celles qui contrôlent nos émotions, en particulier la peur - une peur indirecte, une « vicarious fear ». La démonstration est faite, et le constat est alarmant : les hommes politiques et toutes les personnes ayant accès aux médias peuvent employer la télévision comme un instrument d’aliénation pour asseoir leur image et justifier leurs méthodes (une conclusion qui, sans être une révélation, ne manque pas de saveur dans le contexte politique français actuel).


Préserver la liberté politique de l'influence du pouvoir économique

Les symptômes d’une démocratie malade qu’avance Al Gore n’ont rien, eux non plus, de très original : pour protéger la diversité des points de vue, dit-il, éloignons la religion et l’argent des plateaux de télé et des rédactions. L’ancien vice-président de Bill Clinton concilie deux positions que l’on pourrait considérer comme opposées, à première vue : il affirme l’importance de la laïcité pour une démocratie saine tout en se posant comme un « homme de foi ». Il ne reviendra pas, en tous cas, sur le rôle décisif de la laïcité pour la nation américaine : depuis Thomas Jefferson, les Etats-Unis sont un pays laïc, et il faut pouvoir défendre le droit de chacun à exprimer et pratiquer ses croyances.

Les démocraties avancées doivent également limiter au maximum le poids de l’argent en leur sein. Sur le code ADN des sociétés, pouvoir économique et liberté politique sont chacun une branche de la double hélice, deux branches qu’il faut s’évertuer à garder séparées pour éviter la concentration des décisions dans les mains des plus riches, sans quoi une coupure irrémédiable divisera les masses pauvres aliénées et les puissants de toutes engeances. Al Gore se dote en plus d’un argument historique faisant valoir que l’ère industrielle avait favorisé la création de monopoles si gigantesques que leurs dirigeants, John D. Rockefeller notamment, pouvaient se permettre d’acheter et de vendre les idées et les politiques comme des marchandises. Il demande à tous de bien veiller à ce que les récents « assaults on reason » ne nous renvoient pas à cette époque de l’aliénation des masses précaires.