Entre analyse historique et téléologie, un ouvrage qui ouvre des perspectives sur le phénomène révolutionnaire.
Si l’on voulait assimiler l’œuvre de Malia à celle d’un compositeur, il faudrait préférer Händel à Bach. Le premier explore méthodiquement toutes les possibilités offertes par une harmonie ; le second élabore à partir d’un thème central des variations toujours plus virtuoses. Le thème de Malia, décédé en novembre 2004, c’est Octobre rouge, qui jette sur le XXe siècle une malédiction semblable à celle des Atrides dans l’Orestie d’Eschyle. À partir de ce feu s’élèvent en volutes des études qui élargissent l’aire et la période d’investigation. Comprendre la révolution russe (Seuil, 1980) était concentrée sur la période 1904-1939 ; La tragédie soviétique (Seuil, 1995) faisait monter l’écume jusqu’aux rivages de 1991. L’Histoire des révolutions, paru en anglais en 2006, et qui vient de faire l’objet d’une traduction chez Tallandier, élargit encore l’auréole. C’est une histoire pluriséculaire qui est abordée ici, et une histoire européenne. Il n’en reste pas moins que 1917 reste le leitmotiv de l’analyse, elle "hante" l’ouvrage et règle "notre perception de toutes les révolutions antérieures" . Que le lecteur n’aille donc pas chercher dans ce livre un exposé tatillon des développements révolutionnaires en Europe depuis cinq siècles. La perspective qui s’offre au lecteur est comme l’allée qui s’ouvre devant Albert et Hilde dans Au château d’Argol : une voie qui fait fi des aspérités du relief et des embûches de la forêt pour imposer la rigidité logique d’une direction. L’histoire qu’écrit Malia est, comme le soulignait Alain Besançon, une histoire philosophique, qui cherche des effets de résonance par delà les périodes autour d’une question unique, celle du phénomène révolutionnaire . C’est dans les interstices qui séparent les événements que réside le sens de l’ouvrage ; c’est sur leur connexion que la discussion doit porter.
De l’hérésie religieuse à la subversion politique
L’approche, chronologique, est structurée comme un opéra en trois actes. Le premier, intitulé "La révolution comme hérésie religieuse", tente de montrer la manière dont les formes modernes de révolution découlent d’expériences passées, au moment où la contestation religieuse entre en harmonie avec une revendication sociale et politique. La première conflagration abordée, la Bohême hussite (1415-1436), fixe certains traits. Pour qu’une révolution explose, il faut une mobilisation de toutes les catégories sociales contre des institutions centrales établies. Suit une radicalisation des positions jusqu’à ce que les strates supérieures, désireuses de rétablir l’ordre, se retournent contre leurs anciens alliés populaires. Malia accorde à son modèle une force particulière, en montrant que les actions collectives y sont autant le fruit de stratégies politiques que de convictions religieuses. Le millénarisme ne peut suffire à nourrir la fournaise car il n’envisage pas les questions de pouvoir ; mais le calcul politique ne parvient pas à fédérer les groupes pour changer le monde à lui seul. À partir de ce modèle, d’autres exemples sont invoqués. La Réforme luthérienne (1517-1555) n’est pas une révolution parce qu’elle ne peut s’exercer contre des institutions centrales, alors que l’Allemagne reste émiettée. Inversement, le protestantisme français des guerres de Religions (1559-1598) n’est qu’une semi-révolution, parce que le millénarisme qui l’agite reste le fait d’une minorité persécutée. La révolte hollandaise (1566-1609), enfin, a valeur d’interlude : en s’exerçant au nom de droits traditionnels bafoués par une puissance étrangère, elle transforme l’attente religieuse en revendication constitutionnelle. En un sens, elle "laïcise" le processus révolutionnaire, qui devient une question de liberté et non plus de salut.
C’est sur cette transition hollandaise que s’ouvre le second acte de l’ouvrage. Malia y montre comment le modèle précédent se transforme par une accumulation d’expériences, de la révolution anglaise (1640-1688) à la révolution française (1789-1799) en passant par la révolution américaine (1776-1778). Les événements anglais marquent une transition de la révolte religieuse à la révolution politique : elle met en œuvre le concept de liberté au lieu de celui de salut. Mais ces libertés restent attachées à une tradition (liberté du Parlement contre le roi, du croyant contre une Église centralisée). De ce point de vue, la révolution américaine agit à un stade plus avancé : la lutte pour des droits traditionnels – ceux de sujets anglais contre les abus de la monarchie – se transforme en combat pour un gouvernement constitutionnel étendu à l’échelle d’un continent. La liberté ne concerne plus des communautés, elle vise les citoyens eux-mêmes. Mais comme les structures d’Ancien Régime sont faible dans les colonies, le mouvement ne peut se radicaliser. En France, à l’inverse, le poids du passé est tel qu’une lutte pour la liberté des citoyens entraîne un radicalisme inédit. Les révolutionnaires en font le fondement d’une souveraineté populaire substituée à l’autorité monarchique, qui conduit finalement à mettre en valeur la notion d’égalité.
Cette entrée fracassante du problème de l’égalité dans l’arène révolutionnaire ouvre un troisième acte : celui de "la quête d’une révolution socialiste", dont 1917 constitue le Graal. Les leçons de la Révolution française radicalisent le processus : au lieu d’une phase constitutionnelle, la violence des barricades s’impose d’emblée contre des Anciens Régimes déliquescents. Ce succès a deux conséquences : il permet d’entretenir l’espoir de compléter l’égalité politique par l’égalité sociale ; il provoque une prévention plus forte contre les "partageux", entraînant la défaite des tentatives révolutionnaires en 1848. Paradoxalement, cet échec favorise la formulation de la pensée de Marx, qui définit la révolution comme l’action d’un prolétariat métaphysique plus que réel. Malia souligne ainsi la contradiction profonde qui déchire le marxisme entre la logique objective de l’histoire et le primat de l’idéologie, entre l’objectif (inaccessible) d’une société sans classe et le programme (réalisable) de la collectivisation. De ce paradoxe, qui immobilise la Seconde Internationale, naît la perspective léniniste, qui soumet la réalisation de l’objectif socialiste à l’action d’un parti d’idéologues créant la conscience révolutionnaire. Le chapitre final sur Octobre rouge, étendu à la période 1904-1939, reprend les analyses qui précèdent. Se manifestent d’abord les traits d’une révolution classique s’acheminant vers une solution constitutionnelle, puis vers une radicalisation que le chaos de la Première Guerre mondiale favorise. Arrive enfin l’instant décisif de la prise de pouvoir par les bolcheviks qui engage la révolution dans une voie jusqu’alors inédite, celle de la "révolution comme régime" .
Approche historique ou perspective téléologique : le problème d’Octobre rouge
Une démonstration aussi stimulante permet de relier des événements qui entrent mutuellement en harmonie. Des perspectives s’ouvrent, l’une des moins négligeables étant celle qui met l’accent sur la dimension politique et idéologique des révolutions, irréductibles à des déterminations économiques et sociales. Il n’empêche que 1917 reste le point d’orgue de cette Histoire des révolutions, et en gouverne le cours. Au fond, la pensée de Malia oscille entre deux pôles : expliquer la dynamique du phénomène révolutionnaire dans l’histoire, ce qui implique de saisir chaque étape dans sa spécificité ; et rechercher les origines d’Octobre Rouge.
Malia ne choisit pas réellement, et sa méthode reflète cette hésitation. S’inspirant de la démarche idéal-typique de Weber, il rassemble des traits communs aux explosions révolutionnaires en un tout conceptuel, mais qui reste soumis à une finalité précise : expliquer la révolution bolchevique. Entre approche historique et perspective téléologique, l’interprétation des faits peut paraître biaisée, et l’exposition du cas originel, celui de la Bohême hussite, permet d’éclairer cette difficulté. Après tout, l’Angleterre de la fin du XIVe siècle présente bien des analogies avec la situation décrite par Malia : "une unité politique compacte" fragilisée par la minorité de Richard II ; des structures économiques également bouleversées par la peste de 1348-1350, un clergé avide dénoncé par Chaucer en ses Canterbury Tales. Comme en Bohême, les tentatives de réforme de Wycliff trouvent des soutiens à tous les niveaux, et aboutit à des soulèvements en 1381, rapidement écrasés. Pourquoi le choix de la Bohême, en ce cas ? Sans doute parce qu’il permet de mettre en valeur deux caractéristiques de 1789 puis de 1917 : la mobilisation totale de la société contre un État fragilisé, et la force du millénarisme. C’est pour ces deux raisons que le soulèvement réussit, selon Malia, en 1419 comme en 1917. Mais d’autres explications du succès de la révolution hussite, qui la distingue des soulèvements lollards, ne sont pas explicités : ni la fragilité séculaire d’une monarchie aux prises avec ses nobles, ni les revendications particularistes des Tchèques. Réduire la révolte hussite à deux caractéristiques seulement (union des classes par le millénarisme) en fait donc un glorieux ancêtre pour d’autres révolutions, mais l’isole de son contexte propre. À l’inverse, la démarche historique montrant que les révolutions européennes se succèdent et cumulent leurs apports respectifs est plus stimulante, notamment la partie traitant des révolutions atlantiques des XVIIe et XVIIIe siècles.
Ces ambiguïtés de méthode donnent à la structure de l’ouvrage un tour particulier : chacune des parties, étudiant des phénomènes proches, offre une forte cohérence en mesurant des évolutions. Les parties entre elles sont plus éclatées, parce qu’elles évaluent l’idéal-type construit en fonction de la révolution russe. L’analyse de certains événements (la révolte hollandaise, la révolution américaine) ne sont ainsi pas repris dans la suite de l’ouvrage. Au fur et à mesure que l’on s’achemine vers 1917, la force d’Octobre devient magnétique, et la troisième partie s’organise entièrement en fonction de son chapitre final.
La révolution comme acte idéologique
C’est dans ce troisième acte que la perspective téléologique est la plus manifeste. L’idée de l’auteur est de montrer que le système soviétique dans son ensemble est le résultat du primat accordé à l’idéologie marxiste, revue et corrigée par Lénine. Malia cherche donc les causes du pouvoir de la théorie dans tous le XIXe siècle, au point d’attribuer à la conscience révolutionnaire un rôle parfois surestimé, masquant ce que les soulèvement peuvent avoir de spontané, de circonstanciel et de pratique. 1848 revêt ainsi le caractère schématique d’une insurrection en noir et blanc, où les acteurs s’assignent "à l’avance des rôles spécifiques" . C’est sans doute négliger la surprise que représente la chute de la Monarchie de Juillet, après l’interdiction in extremis d’un banquet le 22 février et la fusillade du boulevard des Capucines, c’est sans doute ignorer la part d’aléatoire que les événements recèlent, ou la force des incertitudes devant un pouvoir qui s’effondre en quelques jours.
De la même manière, Malia accorde à Marx le rôle fondamental d’avoir fourni un héritage théorique, dont Lénine s’inspire pour construire sa propre pensée, minorant ainsi l’importance des expériences précédentes. La révolution est un acte idéologique, certes, mais le balancier va sans doute trop loin. L’histoire de la Seconde Internationale et des luttes doctrinales dont elle a le secret montre que l’œuvre de Marx est transformée, interprétée, déformée, selon des exigences qui ne relèvent pas toutes des éthers des idées. Ainsi, la controverse révisionniste, évoquée par Malia, qui agite la social-démocratie allemande entre 1898 et 1903, porte surtout sur des questions pratiques (extension du parti au delà du prolétariat, coopération politique avec des partis bourgeois…). Le problème de l’interprétation de Marx est important, mais il agit davantage comme un argument d’autorité contre des adversaires accusés d’hérésie. Si le marxisme est utilisé comme instance de légitimation, par des socialistes qui s’opposent dans un même parti, la thèse de Malia doit être profondément nuancée. Ce n’est pas l’idéologie elle-même qui lancerait les révolutions, mais les rapports de forces politiques que ses usages révèlent.
L’Histoire des révolutions de Martin Malia a donc les défauts de ses qualités. Les perspectives ouvertes par cet ample balayage des révolutions européennes sont suffisamment larges pour susciter le débat et nourrir la réflexion. Mais le parcours téléologique qui fait aboutir cette Histoire des révolutions à 1917 lui confère une couleur particulière, éclairant d’une lumière oblique les autres événements. Si l’on accepte que l’objectif se transforme au fil des pages, d’une "histoire des révolutions" à une "histoire de 1917", il doit être recommandé. Mais il faudrait alors modifier l’ordre de lecture, et commencer par l’Appendice I ("‘Révolution’, le pouvoir d’un mot"), plutôt que par l’introduction, les termes du débat y étant plus clairement définis. C’est là la grande richesse de l’ouvrage, d’ailleurs, que d’appeler à des lectures successives et toujours différentes, ouvrir des passages inattendus en fermant des portes convenues, réfractant sur ses facettes des lumières contrastées sur un sujet fécond : l’épaisseur historique d’un événement toujours assimilé à la rupture