Tzvetan Todorov, contre toute simplification et tout antagonisme factice, défend la civilisation comme principe de reconnaissance de l'humanité en chaque homme.

"Au-delà du choc des civilisations"

En Occident, le débat sur le "choc des civilisations", concept hâtif et réducteur, est généralement tranché selon deux positions distinctes. D'un côté les stricts défenseurs de cette thèse pour lesquels nous devons affirmer avec force nos valeurs contre ceux qui les menaceraient. De l'autre, les stricts opposants, pour lesquels le "choc des civilisations" n'est rien d'autre qu'un prophétie autoréalisatrice décrétée par un Occident arrogant désireux d'appliquer ses visées impérialistes en avançant masqué derrière des valeurs de tolérance et de liberté. Ces deux positions n'en partagent pas moins un même présupposé, doublé d'une erreur méthodologique : qu'on les tienne pour égales ou hiérarchiquement distinctes, on fige à chaque fois les identités à partir d'un trait unique, sans se rendre compte que ces traits renvoient tantôt à des aspects culturels (une appartenance religieuse), tantôt à des aspects politiques (le choix du modèle démocratique). Pour épouser la complexité du monde et "naviguer entre les écueils", il faut donc se tenir "au-delà du choc des civilisations", pour réfléchir à un modèle garant de la diversité des traits culturels, abondant dans le sens d'un universalisme capable d'accueillir les différences, et donc d'un progrès de la civilisation.

Le dernier livre de Tzvetan Todorov, La Peur des barbares place cette ambition au centre de son projet. L'intellectuel d'origine bulgare prend pour point de départ la typologie proposée par Dominique Moïsi dans "The Clash of Emotions"   , qui indique que les pays occidentaux sont aujourd'hui largement dominés par le sentiment de la peur ; peur à la fois face aux pays dits de l'appétit (Chine, Brésil etc.) et leur formidable potentiel de développement économique, et face aux pays dits du ressentiment (anciens pays colonisés) qui seraient animés d'une haine à notre encontre. Si l'Occident a toute légitimité à affirmer et défendre avec force ses valeurs, il court aujourd'hui le risque de se laisser dominer par cette peur qui le conduit à des réactions disproportionnées dont la guerre en Irak, Guantanàmo ou le retour de pratiques de torture sont les plus tristes avatars. La peur conduit à faire croire que ce qui est inacceptable est nécessaire, au motif qu'il nous faut répondre à une menace. Comment sortir de cette spirale et affirmer avec force les valeurs de tolérance et de pluralisme sans tomber dans la démonstration de force ? La réponse de Tzvetan Todorov passe par une analyse précise des concepts de civilisation, de barbarie, d'universalité et d'identité ; analyse qui permet de rectifier les conséquences fâcheuses des perceptions erronées que l'on a de ces sujets.




Promouvoir la civilisation

Que désigne l'idée de civilisation, à laquelle Tzvetan Todorov consacre la première partie de son ouvrage ? De même que la notion de barbarie à laquelle elle s'oppose, la notion de civilisation peut s'entendre en un sens relatif et en un sens absolu : le sens relatif consiste à poser qu'est barbare celui qui ne dispose pas du même langage que moi et qui se tient donc en dehors de mon logos, tandis que le sens absolu pose que la barbarie consiste à nier la pluralité humaine et que la civilisation consiste en  une reconnaissance de celle-ci. Tzvetan Todorov ne nie pas l'idée qu'il y ait une forme de barbarie ni qu'il y ait une forme de civilisation. Mais, refusant d'articuler systématiquement la civilisation avec le progrès technique et le florissement artistique   , il insiste sur le fait que la civilisation consiste d'abord en une capacité à reconnaître l'humanité de l'autre homme, en articulant l'unité de l'humanité en général avec la pluralité de ses expressions culturelles.

La civilisation ne saurait donc être l'apanage d'une seule culture. Elle n'est pas un trait culturel à proprement parler ressortissant d'habitudes et de traditions, mais elle indique un état d'esprit susceptible de s'allier à toutes les formes culturelles et surtout capable de les reconnaître dans leur diversité en tant qu'elles expriment une même humanité. À l'opposé, la barbarie est l'attitude par laquelle on rejette quelqu'un en dehors de l'humanité, par une pure négation de sa différence ou de ce qui le constitue. En résumé, la civilisation est l'expression d'une humanité commune, consciente de son unité profonde mais capable de s'articuler à une diversité d'expressions culturelles.


Identité et civilisation


L'avantage de cette définition de la civilisation est double. Le premier avantage tient à ce qu'elle permet de se tenir à l'écart d'un universalisme abstrait tout autant que du relativisme. Le second avantage tient à ce qu'elle permet de structurer la question de l'identité en un sens qui n'attise pas les conflits. L'identité n'est en effet pas définie par la seule appartenance culturelle : celle-ci en est certes un trait essentiel, mais au même titre que l'appartenance à un État et la reconnaissance de valeurs. Ces trois niveaux ne se confondent pas mais peuvent coexister. Est ainsi battue en brèche l'idée selon laquelle par exemple la culture musulmane serait irréductible aux valeurs démocratiques.

À tous les échelons constitutifs de l'identité doit prévaloir la notion d'ouverture. Selon Tzvetan Todorov, toute clôture de l'identité est néfaste et de toute façon méthodologiquement erronée. Elle nierait à la fois le fait que toute identité culturelle est le fruit d'une construction, tant individuelle que collective, où se multiplient les apports et se mêlent les influences ; le fait que la structure étatique n'a pas pour mission de cultiver une culture nationale mais qu'elle doit être garante de la reconnaissance de droits égaux pour chacun en liant entre eux les différents groupes qui le constituent sans les enfermer dans leur particularité ; le fait que les valeurs sont indépendantes des cultures dont elles sont issues et qu'elles peuvent être épousées indépendamment de toute appartenance culturelle.

Contestable en ce sens est le choix, en réalité ouvertement populiste, fait par Nicolas Sarkozy de créer un ministère de l'Identité nationale. Il ne correspond pas à la mission de l'État en ceci qu'il ne tient pas compte de la mouvance et de la diversité de ce qui préside à la formation d'une identité culturelle. Il mélange allègrement les genres en faisant passer pour constitutifs d'une identité française des traits constitutionnels, moraux et politiques (comme par exemple la laïcité) alors même que ceux-ci ne sont pas son exclusivité ni même ne lui sont indéfectiblement liés.

De manière générale, Tzvetan Todorov insiste sur le fait qu'il est essentiel, dès lors que l'on réfléchit à la notion d'identité, de la faire se joindre à la notion de civilisation. Il nous faut prendre conscience de notre identité non pas pour nous distinguer comme membre d'un groupe, mais pour être mieux à même de prendre du recul et de considérer les autres cultures : "L'aspiration à l'identité, l'acquisition d'une culture fournit la condition nécessaire à la construction d'une personnalité pleinement humaine ; mais seule l'ouverture à l'altérité avec pour horizon l'universalité, donc la civilisation, nous en livre la condition suffisante."  


Sortir de la logique du conflit

Ces distinctions fines de la notion d'identité ne sont pas pure préciosité rhétorique. Elles portent en elles des enjeux politiques essentiels.

Les précisions apportées par Tzvetan Todorov sur l'identité permettent à la fois de ne pas être dupe de la théorie du "choc des civilisations" et d'être vigilant quant au fait que l'occultation de la complexité des identités ne peut conduire qu'au conflit, par un mécanisme qui fait passer de la réduction de l'identité à un seul trait au manichéisme   . Les guerres actuelles ne sont en rien des conflits de civilisation et nous ne parviendrons à lutter contre le terrorisme islamiste qu'en le dissociant de la religion musulmane et en cherchant ses racines dans le sentiment d'humiliation de toute une frange de la population mondiale. La voie suivie actuellement par les États-Unis dans la lutte contre le terrorisme n'est donc pas la bonne, car elle produit de l'exclusion et s'insère à son tour dans une logique de barbarie : en désignant des ennemis, elle produit la justification de pratiques telles que la torture, qui n'est rien moins que la réfutation de l'appartenance à l'humanité d'un individu. Cette logique fait finalement le jeu de ceux à qui elles s'opposent, en nourrissant le ressentiment et en réduisant davantage chacun à n'être que l'antagoniste d'un conflit. "Quand l'inhumanité de l'un est supprimée au prix de la déshumanisation de l'autre, le jeu n'en vaut plus la chandelle. Si pour vaincre l'ennemi on imite ses actes les plus hideux, c'est encore la barbarie qui gagne."  



En ce sens, l'Europe peut avoir un rôle particulier à jouer, elle qui a fait de la reconnaissance des altérités et de la pluralité un trait spécifique de son identité. Le modèle européen se présente comme un modèle cosmopolite, c'est-à-dire faisant de la reconnaissance de la diversité en un ensemble commun et régulé par des principes égaux un trait positif. L'Europe doit aller dans le sens d'un multilatéralisme, ce qui ne signifie pas pour autant que le monde doive entrer dans un processus d' "européanisation" – l'Europe doit garder des frontières précises – ni qu'il faille sombrer dans un angélisme qui nous ferait renoncer à toutes perspectives d'un conflit armé.


Tzvetan Todorov formule donc une position humaniste, cherchant à aller "au-delà du choc des civilisations". La lecture de cet ouvrage permet de réfuter toutes les étiquettes que l'on voudrait adjoindre à la réalité, pour mieux en saisir la complexité, en formulant un appel au progrès de la civilisation, c'est-à-dire à la libre reconnaissance des individus, des peuples et des cultures, par la dialogue et la compréhension, seules oppositions viables et véritables à la violence et aux menaces qui pèsent sur nous, membres d'une commune humanité