Rares sont encore les programmes politiques qui vous interrogent et vous font espérer. Le Manifeste serait-il la dernière chance pour une gauche à l’agonie ?
Tout vient à point à qui sait attendre, aurait pu répondre Alice au Lapin Blanc hyperactif si elle n’avait pas été aussi angoissée de se retrouver dans cet univers précurseur de la Beat generation qu’est le "pays des merveilles". C’est aussi l’adage qui sied le mieux au Manifeste Utopia. Évoquer la blonde rêveuse sortie de l’imagination de Dodgson pour présenter un ouvrage aussi sérieux que cet ouvrage politique n’est pas incongru, bien au contraire, et ce pour trois raisons.
Tout d’abord la couverture du Manifeste reprend une phrase de cette œuvre littéraire enfantine ; secondo, comment ne pas voir dans les propositions de ce courant politique si singulier qu’est Utopia une ode à l’imaginaire, à une temporalité humaine, en bref, un pied de nez à cette société en fuite permanente guidée par une pensée unique quasi-totalitaire (dont le lapin blanc constituerait la parfaite incarnation du salarié victime de burn out, ne vivant qu’aux crochets des pulsations de cet appendice qu’est son horloge, véritable cœur de substitution) ?
Mais surtout, un ouvrage de la trempe du Manifeste fournit une bouffée d’air cérébral inespéré en cette année 2008, année qui aura connu un nombre exceptionnel de crises polymorphes et étouffantes : crise financière récente annonçant peut-être la fin du capitalisme sous sa forme actuelle ; crise sociale qui en découle avec son cortège de misère et de violences ; crise écologique dont les premières manifestations nous font réagir autant que des pandas face à un bosquet de bambous ; et surtout crise politique avec notamment la déliquescence de la gauche qui était aussi prévisible que la baisse tendancielle du taux de profits pour certains.
Avant d’aborder le contenu même de l’ouvrage et les propositions nombreuses avancées par les auteurs, il convient de présenter ce mouvement si singulier, ce qui permettra au lecteur de saisir l’originalité de sa démarche.
Utopia n’est pas à proprement parler un parti politique, il s’agit d’abord d’un mouvement politique transpartis très récent qui cherche à diffuser ses idées et ses propositions dans la gauche (PS, Vert avec des affinités certaines avec la future-ex LCR), mais aussi dans des associations (Attac, les Alternatifs…). À ce titre, et comme pour chaque congrès, Utopia présentera une motion au très médiatisé congrès de Reims, avec pour espoir de passer la barre des 1% habituels. Ainsi, on peut appréhender cet ouvrage de deux façons complémentaires voire indissociables : une volonté de faire découvrir à un plus large public le mouvement et ses idées et une contribution socialiste et verte faite livre.
L’originalité de la démarche du Manifeste tient au fait qu’il s’agit d’un livre collectif, refusant toute "peopolisation", mais surtout que sa réalisation est issue d’un long travail démocratique où chaque adhérent a pu donner son avis sur l’ensemble des réflexions sises dans l’ouvrage.
Utopia présenté, dans quelle mesure son Manifeste constitue-t-il un ouvrage indispensable pour 1) transformer la gauche et 2) parvenir à modifier la société dans ses plus profondes fondations ?
Les trois idoles de l’homo oeconomicus à déboulonner.
Les réflexions d’Utopia traduisent de prime abord une posture d’opposition active au modèle socio-économique actuel, le capitalisme, et cherchent à ébranler ses trois aliénations fondamentales : "la religion de la croissance", la consommation en tant que "nouvel opium du peuple" et enfin la "valeur-travail" dont la place doit être modifiée totalement.
Cette volonté de mettre à mal les fondements du capitalisme totalitaire (au sens d’une domination sur l’ensemble des champs de l’activité humaine) prend appui sur un triple constat. Primo, à moins d’être fou à lier ou un économiste , il est impossible d’admettre que le capitalisme productiviste et consumériste puisse continuer sa fuite en avant plus longtemps, sans son cortège de crises écologiques, sociales et politiques (oil wars, réfugiés climatiques, instauration de régimes peu enclins à protéger les libertés fondamentales…). En second lieu, les auteurs soutiennent que le système actuel n’est pas soutenable non plus au niveau éthico-politique : le déficit de sens, les valeurs véhiculées ne peuvent permettre l’épanouissement de tout citoyen, ni sa pleine autonomie, au sens castoriadien du terme, ni son plein accomplissement dans la chose publique.
Enfin, les auteurs de cet opuscule mobilisent un nombre conséquent de ressources venant étayer leur propos. Nous ne sommes pas face à une dénonciation superficielle des dysfonctionnements du capitalisme mais bien à étude très documentée. En effet, le Manifeste s’appuie sur des travaux scientifiques rigoureux et reconnus (ceux de Dominique Méda, André Gorz par exemple) ainsi que sur des études bien plus "institutionnelles" telles que celles des diverses instances onusiennes (BIT, FAO…). A cette masse documentaire, s’ajoute les rapports de mouvements et d’associations divers (Sortir du Nucléaire, Confédération paysanne…) et des emprunts conceptuels majeurs – notamment ceux relatifs aux partisans de la "décroissance" – qui confèrent à l’approche critique d’Utopia une véritable épaisseur.
Cet accablant constat dressé, le Manifeste dévoile sa véritable nature : celle de présenter des mesures permettant une "véritable alternative au capitalisme" .
Par delà l’utopie et le réalisme : un manifeste politique lucide et percutant.
Disons-le tout de go, les propositions permettant une sortie du capitalisme sont d’une lucidité déconcertante. Nous sommes loin d’une triviale opposition "capital-travail" aisément mobilisable par certains à l’extrême gauche. Non, qu’on se méprise pas sur l’approche du collectif : nous ne sommes pas face à des néo-marxistes orthodoxes qui ne jugeraient que par l’infrastructure. Bien au contraire, leur " alterdéveloppement appelle une rupture culturelle" , qui se traduit par une primauté accordée au politique sur l’économique.
Le positionnement politique et idéologique (encore que ce terme renvoie à une acception trop rigide du monde des idées qui sied mal au Manifeste) n’est pas aisé à définir en un mot. Résumons-le par quatre termes : écologique, socialiste, démocratique et altermondialiste. Tels sont les axes autour desquels se structurent les propositions d’Utopia. Force est de constater qu’elles sont ici encore finement développées
La raison de la centralité de la question écologique peut-être appréhendée au détour d’une citation de Gorz ou de Castoriadis : il ne s’agit pas de prôner hypocritement de couper l’eau du robinet en se lavant les dents, ou bien cyniquement de prêcher une "croissante verte" illusoire. Bien au contraire, il s’agit ici d’une véritable écologie politique très proche des mouvements décroissants, ou du moins des réflexions sur l’après-développement . Cette approche implique de facto une remise en cause socio-économique et culturelle du capitalisme, en raison des bouleversements profonds qu’elle induit. Mais pas de rupture violente ; il convient d’après les auteurs d’accompagner ces changements. Qu’il s’agisse de la division par quatre des gaz à effets de serre, de la sortie progressive du nucléaire ou de l’application stricte du principe "pollueur-payeur", entre autres, toutes ces propositions sont finement développées, accompagnées de documents explicitant leur faisabilité.
Au niveau socio-économique, Utopia s’affirme comme un think tank d’une richesse rare. Comment ne pas reconnaître la nécessité d’ "élargir les droits fondamentaux" ? La création d’un "revenu universel d’existence", la gratuité des transports en commun ou encore l’accès aux soins sont autant de points polémiques abordés avec sérénité grâce à des suggestions de financement précises. Les questions de la relocalisation de l’économie, du soutien au mouvement coopératif pour aboutir à l’autogestion sont bien évidemment traitées et soulignent le refus du salariat comme horizon indépassable. Surtout, toutes les mesures proposées sont liées autre elles par ce fil d’Ariane radical : sortir du capitalisme par des bouleversements à tous les niveaux de la société, sans brutalité, grâce à une transformation des représentations des individus, pure produit du système et de ses trois aliénations.
Tout au long de l’ouvrage les réflexions ne sont pas pensées à la seule échelle nationale. L’approche est au contraire multiscalaire et rappelle que la mondialisation doit être prise en compte. Ainsi Utopia dans son Manifeste se qualifie d’altermondialiste au sens propre du terme. Ses propositions sont très intéressantes et révèlent une réelle maturité intellectuelle : "le droit international est la seule réponse possible et durable" . Elle devra passer par une refonte des institutions internationales (ONU, OMC…), par une fiscalité internationale et surtout par la construction d’une réelle Europe politique et sociale.
Pour terminer la présentation critique des réflexions présentes dans cet ouvrage, on ne peut faire l’économie des questions démocratiques et culturelles, véritables singularités quand on sait le peu de cas que font les mouvements politiques radicaux de ces questions. Partisans d’un passage à la VIe République, le collectif propose la suppression du poste de président de la République, un renforcement de la décentralisation et un contrôle populaire accentué. Les propositions concernant la refonte de la démocratie sociale sont nombreuses et prennent lucidement en compte l’état actuel des rapports de force.
Enfin, et c’est peut-être l’élément fondamental de la réflexion d’Utopia, la pédagogie politique et la culture sont en permanence sollicitées pour permettre une autre société. A-t-on affaire à des lecteurs de Gramsci ? Toujours est il que le droit à l’éducation et à la culture sont abondamment et finement développées depuis la valorisation de l’éducation populaire jusqu’à la question des droits d’auteurs. Mais plus que leurs brillantes propositions c’est davantage ce qui sous-tend leur approche qui est innovante : rien n’est possible sans un changement des comportements qui passe par la pédagogie à tous les niveaux. En effet, le souci principal reste l’épanouissement de chacun et non de lier le destin des hommes à une idéologie avec les réussites que l’on connaît.
Pas d’avant-garde ici, la modestie et la réflexivité sont de rigueur, face à des enjeux et des rapports de force très complexes.
Des questions laissées en suspens qui n’altèrent pas la portée d’un texte providentiel pour la gauche.
Rassurons le lecteur sceptique. L’auteur de cette recension n’est affiliée à aucun mouvement politique ou syndical. Et si le ton peut paraître laudateur, c’est en raison de la surprise intellectuelle consécutive à la lecture de cet opuscule d’un mouvement réunissant à peine quelques centaines de personnes. Quelques critiques, certes rares, sont cependant à notifier.
Tout d’abord la question de la stratégie politique et des finalités de ce texte. Pourquoi avoir choisi de présenter de telles propositions dans des "machines à perdre" peu enclines à soutenir des réformes radicales, que sont le PS et les Verts ? Ce choix critiquable est cependant logique : le parti social-démocrate est, certes, un outil imparfait, mais difficilement dépassable en l’état actuel du champs politique. Surtout, Utopia fait le choix de la réforme révolutionnaire plutôt que celui de la révolution des " purs" de tout contact avec la souillure du pouvoir, comme la LCR/NPA, même si les affinités sont nombreuses avec ce parti.
C’est davantage au niveau de l’absence de certaines interrogations que la critique doit s’exercer : quid des questions urbaines et rurales, des transports et plus généralement de l’aménagement du territoire, des blocages institutionnelles, ou des questions sociétales et éthiques (mariage gay, bioéthique) ? Qu’en est-il des questions budgétaires, des retraites ? Au niveau international, il manque des réflexions sur les nouveaux rapports de force avec les puissantes émergentes peu démocratiques (Chine, Russie…), ou encore sur le terrorisme.
Qu’en est-il aussi des "effets rebonds" et des "effets pervers" éventuels des propositions? S’ils ne sont pas explicitement développés, le collectif à conscience des blocages culturels qui sont les plus difficiles à surmonter, et on entrevoit une certaines autocritique générale.
Pour le chroniqueur sceptique, enfin, la foi en l’homme d’Utopia frôle une certaine candeur. Mais n ‘est ce pas le propre de la via activa ? N’est-elle pas compensée par un effort porté sur l’éducation, mère de tous les changements ?
Pour conclure cette longue recension du Manifeste Utopia, il faut reconnaître la puissance intellectuelle de ses propositions, où règne la dialectique et la réflexivité. Son écologie politique radicale est centrale et systématique. Le réalisme s’unit parfaitement à la puissance de l’imaginaire, centrale depuis le titre jusqu’à la conclusion de l’ouvrage. La force du raisonnement est de réconcilier le Mieux et le Bien, tel un réformisme révolutionnaire : on ne détruira les trois idoles du capitalisme qu’en commençant par se réapproprier la vie et en redessinant les conditions du "vivre ensemble".
Mais on reste sceptique quand à son impact à gauche, et surtout au PS. Il n’y a qu’à voir ce que propose l’ "aile gauche" du parti à la rose.
Alors Utopia ou barbarisme ?