Un texte divertissant sur la vie d’un nain de cour au XVIIIe siècle.

 

 

Anna Grzeskowiak-Krwawicz et Dominique Triaire ont exhumé, pour les éditions Flammarion, une autobiographie écrite en français et publiée en 1788, retraçant la vie d’un nain célèbre du dix-huitième siècle au destin pittoresque : Joseph Boruwlaski. Né en 1739 dans une famille ruinée de la petite noblesse polonaise, Joseph devint un objet de curiosité pour la haute aristocratie européenne. Sa très petite taille – il mesurait environ soixante-dix centimètres - le destina très jeune au service de nobles aisés, et à un service très particulier dans la mesure où sa première bienfaitrice, Madame de Caorliz, en fit son "Joujou", un petit jouet censé divertir les convives et à qui on avait appris les "talents de salon", notamment la danse et la musique (guitare et violon), ainsi que les langues (le français, qu’il parlait couramment, l’allemand, puis l’anglais). Chez sa seconde maîtresse Madame Humiecka, Joseph évoluait en public dans une espèce de maison de poupée qui abritait "un petit canapé, de petites chaises, de petits tabourets et un petit billard"   .

 

 

Un nain de cour professionnel

 

Les Mémoires de Joseph Boruwlaski sont organisés en trois grandes parties : tout d’abord la vie d’un nain de cour au service d’une grande dame mondaine, Madame Humiecka ; ensuite son histoire d’amour qui débouche sur un mariage avec une jeune actrice française : Isaline ; enfin, une quête de stabilité qu’il recherche en voyageant de cour en cour avec sa famille (Joseph fut père de trois enfants).

 

Le récit de la vie de Joseph est plaisant ; il effectue en effet avec sa protectrice un véritable grand tour qui le mène dans les grandes cours d’Europe (Vienne et Versailles entre autres). L’impératrice Marie-Thérèse d’Autriche prit même "Joujou" sur ses genoux, qui, ému mais non dépourvu d’esprit, lui déclara trouver extraordinaire "de voir un si petit homme sur les genoux d’une si grande femme"   . Le chevalier de Jaucourt vanta également les qualités intellectuelles et le bon caractère de Boruwlaski dans l’article "Nain" de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, s’interrogeant en particulier sur la naissance, la croissance et les proportions du gentilhomme polonais. La famille de Joseph avait en outre une particularité qui intrigue Jaucourt : des six enfants que Madame Boruwlaski mit au monde, trois étaient nains. 

 

Malgré le caractère exceptionnel de cette vie parmi les grands aristocrates du milieu du dix-huitième siècle, le lecteur peut quelquefois s’ennuyer, surtout lorsque Joseph énumère ses bienfaiteurs en les remerciant de leur accueil et en vantant leurs qualités avec des formules de courtoisie prévisibles. À d’autres moments, le récit devient poignant, en particulier lorsque Joseph fait l’expérience de la cruauté de sa maîtresse et de l’ambiguïté inhérente à sa position de serviteur exhibé pour sa petitesse. En effet, pour "plaisanter", la comtesse Humiecka proposa en public et en présence de Joseph, de l’unir à sa sœur, elle aussi naine, pour voir ce qui résulterait de leur mariage. Le jeune homme pleura alors abondamment et amèrement   et se souvient dans ses Mémoires de la tristesse qu’il éprouva. Mais outre le récit de son chagrin, et celui de la rivalité avec un autre nain de cour disgracieux, "Bébé", le texte demeure quelque peu monotone. 

 

 

Le récit prend un tour littéraire plus agréable lorsque Joseph découvre les émois de la puberté, et surtout lorsqu’il tombe amoureux d’Isaline. Entre les pages 58 et 75, les Mémoires changent de forme et deviennent un véritable roman d’amour épistolaire. Les codes sont cependant changés : l’amant est un nain, et l’aimée n’est guère portée à répondre aux avances du gentilhomme qui lui écrit des lettres enflammées. Pourtant, par un jeu de protection, et notamment l’entremise du frère du roi Casimir Poniatowski, Joujou parvient à ses fins. La mère d’Isaline est convaincue qu’avec de si solides protecteurs, sa fille fait un bon mariage, et Isaline de se résoudre à devenir Madame Boruwlaska, malgré ses réticences : "[ma mère] m’a déclaré que je n’avais rien de mieux à faire que de vous épouser. Mais entendez-vous, Joujou : c’est elle qui le dit et non pas moi. (…) Ailleurs, on vous punirait pour forcer ainsi la volonté ; ici il faut bien vous aimer puisqu’on ne peut vous haïr"   . L’histoire d’amour de Joseph peut rendre le personnage relativement antipathique, malgré ses accents sentimentaux, mais elle ne cesse pour autant d’être captivante, car Joseph se heurte à l’opposition catégorique de Madame Humiecka, qui refuse ce mariage "contre nature". Il faut donc l’intervention d’un puissant pour que Joseph parvienne à ses fins. 

 

Toutefois, l’histoire d’amour de Joseph entraîne un changement radical dans sa vie, puisqu’il se trouve désormais contraint de voyager pour chercher des protections : en Autriche, en Allemagne, en Angleterre, en Irlande… La valse des remerciements reprend, bien que la vie de Joseph soit devenue plus incertaine : il ne parvient pas à trouver une situation stable auprès d’un bienfaiteur permanent ; il se voit même contraint de baisser ses tarifs de spectacles (danse et musique). Ses Mémoires de 1788 correspondent d’ailleurs au besoin impérieux de trouver de l’argent par des souscriptions et de se rappeler au souvenir de la haute noblesse d’Europe ; ils se terminent par des questionnements pathétiques pour émouvoir ses connaissances : "Suis-je condamné pour toujours à être le jouet de la nécessité et l’esclave du moment ? (…) Si j’avais été formé à l’instar des autres mortels, j’aurais pu, ainsi que tant d’autres, subsister par mon industrie et par mon travail, mais ma taille m’a exclu irrévocablement du cercle ordinaire de la société : bien des gens même paraissent ne me tenir aucun compte de ce que je suis homme, de ce que je suis honnête homme, de ce que je suis homme sensible. Que ces réflexions sont douloureuses !"  

 

 

De l’autobiographie à la biographie

 

Les Mémoires de 1788 s’arrêtent là ; mais pas la vie de Joseph Boruwlaski, puisqu’il vécut jusqu’en 1837, c’est-à-dire jusqu’à l’âge de quatre-vingt-dix-huit ans – alors même qu’il se plaignait d’une complexion faible en 1788 ! C’est là où l’édition d’Anna Grzeskowiak-Krwawicz et Dominique Triaire offre un complément utile et agréable aux Mémoires du petit Polonais. En effet, les Mémoires sont parfois lacunaires et le narrateur omet ou embellit certains détails de sa vie.

 

Sont donc joints à l’autobiographie l’article "nain" de Jaucourt, ainsi qu’une biographie de Joseph, d’Anna Grzeskowiak-Krwawicz. Le passage de l’autobiographie à la biographie constitue l’un des intérêts indéniables de cette édition ; non seulement parce que l’on découvre la fin de l’histoire – c’est-à-dire les suites des aventures de Boruwlaski – mais aussi parce que l’analyse biographique apporte des précisions et permet des variations de points de vue sur Joseph. Le choix de joindre les deux textes permet au lecteur de mieux comprendre le personnage, et notamment les difficultés de sa vie, en particulier la curiosité cruelle dont il est l’objet, ainsi que les problèmes strictement matériels qui l’affectent après son mariage. On apprend ainsi que Joseph finit ses jours avec une rente de ses protecteurs dans la ville de Durham, au nord-est de l’Angleterre, où il vécut plus de trente ans en homme instruit et apprécié des autres habitants. On peut d’ailleurs trouver sa pierre tombale en l’église Saint-Mary-the-Less de Durham   , et dans l’hôtel de ville, une statue grandeur nature  de ce personnage devenu une figure locale emblématique.

 

Le destin du texte est tout aussi intéressant, récapitulé à la fin du livre : les Mémoires ont connu un succès important à la fin du dix-huitième et au début du dix-neuvième siècle, et des souscripteurs influents ont permis à Joseph de trouver le soutien financier escompté ; en 1790, paraît l’édition allemande, et deux ans plus tard d’autres éditions en français et en anglais. Toujours en anglais paraissent deux éditions, en 1801 et en 1820, cette dernière relatant des voyages imaginaires de Joseph en Laponie, en Turquie et en Tunisie notamment… 

 

 

La vie exceptionnelle de Boruwlaski ressemble à un roman, entre le Gil Blas de Lesage et Le Baron perché de Calvino. Certes, la courtisanerie oblige le nain à des remerciements trop nombreux qui ennuient : on aurait certainement préféré des portraits plus ironiques ou du moins plus personnels sur la haute aristocratie. L’enjeu financier de la publication enlève quelque peu au texte ce qu’un journal, ou en général des écrits du for privé, peuvent révéler de manière plaisante et sincère. Cependant, les Mémoires de Boruwlaski et la biographie qui les accompagne permettent de découvrir les modes farfelues, ainsi que les curiosités parfois cruelles du dix-huitième siècle. On découvre en somme un personnage extraordinaire, qu’on plaint et qu’on apprécie souvent, qui énerve par moments, mais qui ne cesse cependant d’intriguer, d’amuser, et d’intéresser