Cette biographie atypique et virtuose fait oublier Guizot le mal-aimé et révèle Guizot tel qu’en lui-même.

Laurent Theis, médiéviste renommé   , nous fait sentir les qualités particulières que le Moyen Âge exige de ses spécialistes : l’art de faire parler les textes résistants et rares, la capacité d’empathie envers des personnages qui ne sont parfois que des silhouettes et la possibilité de faire sentir la différence des temps, ce que les hommes du passé ont d’étrange, d’étranger même. Dans le cas de Guizot, il est vrai, la documentation est surabondante. Mais Laurent Theis traite chaque pièce du dossier comme si elle était unique. De fait, son Guizot n’a rien d’une excursion passagère dans un domaine qui ne serait pas le sien. Déjà spécialiste de l’histoire du protestantisme français, Laurent Theis est depuis longtemps un ami proche de Guizot, dont il a édité avec un soin méticuleux une partie de la correspondance   . Pour lui, Guizot est plus qu’un personnage, c’est un lieu. Il en connaît les détours, les recoins et les chemins d’accès. Il s’y sent chez lui. Il sait tout des amis et des ennemis de Guizot, comme s’ils étaient les siens.

 


La biographie comme visite guidée.


"Plutôt qu’un récit biographique, je propose de visiter M. Guizot". Laurent Theis aurait pu écrire : "un voyage dans une vie". Affranchi de toutes les conventions du rite biographique et des obligations attendues d’un historien   , il nous propose un livre sans note ni référence et, pour achever ce que ce parti pris peut avoir de déstabilisant, il ne suit pas le fil chronologique des événements. Laurent Theis a choisi une voie difficile. Il est sûr de son omniscience comme Guizot l’était de la sienne, lorsqu’il menait ses recherches sur l’Angleterre des années 1640 : "Ce temps-là et son monde ont fini par devenir pour moi une véritable société ; je sais l’âge de chacun, sa figure, ses entours, ses goûts ; je parle, on me répond". Mais Guizot aimait les avalanches de notes savantes, l’appareil critique et la bibliographie raisonnée. C’est ici que Theis se sépare de son modèle. Certaines citations sont difficilement identifiables. Cette absence – qui est parfois un manque pour le lecteur – est remplacée  par le "Je" de l’historien. L’intime conviction prend la place de la discussion érudite ("j’ai la conviction, sans en avoir la preuve mais je commence à bien connaître mon héros, que …", p. 152). Une question reste en suspens ? il répond "je pense que c’était vrai"   .

Son clin d’œil, ou hommage sincère, à Gaston Boissier et Édouard Herriot   donne à ce Guizot une patine "vieille école", qui annonce le trait profond de cet ouvrage : il est très écrit. Le style de Laurent Theis est original et brillant. En bien des cas, il est difficile de tourner une page sans se donner le plaisir de la relire. Les formules abondent. Certaines sont chic et choc ("Pose et pause : Guizot y excelle", p. 100), d’autres alembiquées à souhait ("la tendre et brûlante logorrhée qui s’épanche dans leur correspondance donne à penser", p.166) ; certaines enfin sont l’écrin qui contient le livre entier ("Chaque journée ressemble à la précédente et chaque jour M. Guizot se ressemble", p.366). Mais ce brio formulaire ne distinguerait pas l’auteur d’autres bons historiens s’il n’y avait chez lui quelque chose de plus nouveau : le goût de la phrase. Maîtrisant parfaitement le grand style périodique d’autrefois, fait d’incises, d’inversions et de suspensions, Laurent Theis livre, en de longues phrases cadencées à l’ancienne, des portraits et des situations qui enchantent autant pour l’idée exacte qu’ils donnent des choses que pour le plaisir que l’on éprouve à se perdre dans des phrases où le sujet n’est pas celui qu’on croit.

 


L’homme de parole


À ces phrases sinueuses correspondent parfois des récits étirés jusqu’à la saturation. Dans le chapitre consacré à ce conflit parlementaire dit bataille de l’Adresse (7-19 janvier 1839), Laurent Theis narre avec un luxe de détails étourdissant une bataille homérique dont l’enjeu paraît d’autant plus mince que les orateurs semblent jouer leur vie. Quiconque a lu les comptes rendus des débats parlementaires voit bien qu’ils sont la source vive du récit. L’auteur ne craint pas le détail, tant sa joie est grande de faire le récit de ces journées mémorables ("j‘aurais voulu voir et entendre", p. 98). Cette stratégie de l’hyper-narration laisse peu de place au commentaire et dit les faits plus qu’elle ne les examine. Ce long passage est captivant : il révèle l’orateur comme athlète et comme combattant. Tuer ou se sauver par la parole. Dans ce duel public qui oppose Molé à Guizot, l’un des deux doit mourir. Pas de place pour la bonne volonté, ni même pour les idées. Beaucoup de rhétorique, d’artifices et de virtuosité, mais aussi de la souffrance, l’énergie du désespoir. De ces joutes oratoires, on sort éreinté et ivre de fierté. On devine dans ce chapitre initial ce qui vient plus tard dans le livre (chap. X) : Guizot préfère la guerre par la parole à la guerre par les armes. Et du coup, il déteste la guerre. "La grande politique, l’intérêt supérieur de l’Europe et de toutes les puissances en Europe, c’est le maintien de la paix, partout, toujours. Au règne de la passion et de la force, il faut substituer celui de la justice, du droit, du droit maintenu, et le défendre avec les seules armes de l’intelligence, sans recours à la force matérielle, par les seuls moyens tranquilles et réguliers du gouverment". Et d’ajouter : "Il ne faut pas s’y tromper : la force est un moyen usé".


La fascination de Guizot pour la supériorité de la parole sur la force le conduit, lorsqu’il est homme d’État à ne rien céder au parti de la guerre. Celui-ci, comme souvent, avance masqué : il n’est question que du rang que la France doit tenir dans le concert des nations, que de sa grandeur, donc de sa force. Au début des années 1840, on reproche à Guizot ses atermoiements, sa petitesse de vue, son pacifisme petit-bourgeois ; on le presse de justifier sa politique de la paix. Les meilleurs esprits se liguent contre lui : ils réclament une plus grande France, dont les intérêts seront enfin défroissés, crainte pour sa puissance, et prête à la guerre pour prouver la vigueur du sentiment national. Voilà ce dont Guizot, au prix d’une terrible impopularité, se moque sans broncher. Il ne croit pas aux phrases stéréotypées sur l’abaissement de la France. Pour lui,  le sentiment national "c’est l’opinion qui reste dans vos esprits, dans le pays, quand une longue et forte discussion y a passé". Le rêve politique de Guizot, c’est un monde fait de paroles, jusque dans le règlement des différends internationaux. "La guerre est une exception déplorable".

 


Voyage au centre de Guizot


Du verbe, encore et toujours, mais cette fois-ci dans le monde intérieur, clos et intimiste, que Laurent Theis a décrypté dans ses moindres replis (chap. III, IV, V). Amoureux des femmes, Guizot aime d’abord leur écrire ; ainsi, à Dorothée de Lieven : "J’ai la prétention de vous dire des choses qu’aucune voix d’homme n’a jamais dites et ne dira jamais". Ces épanchements, savamment écrits, sont l’autre face de Guizot qui ne pouvait vivre sans recevoir et écrire plusieurs lettres par jour, ni sans tenir conversation (toujours la parole : "Je crois à la puissance de la conversation. Il faut voir les hommes et leur parler. L’écriture est une parole morte"). Au carrefour des lettres et de la conversation se tient le vrai dieu de Guizot : l’amitié. Cette amitié, l’auteur nous en donne l’image exacte dans des pages parfois bouleversantes d’humanité : raffinée, passionnelle, elle est ce qui permet de vivre, mieux de survivre. Derrière ses atours de haute sociabilité, l’amitié que pratique Guizot est un soin que l’on porte à l’autre comme à soi-même. Elle est ce qu’il y a d’ineffaçable entre deux êtres. Consolatrice de tous les drames de la vie (qui n’épargnèrent pas Guizot) elle est, plus encore, une thérapie contre cette présence qui l’étouffe jusqu’à l’asphyxie : le sentiment de la mort.

 


L’ami des morts


Sans doute est-ce un des traits les plus fascinants de Guizot : il vit avec les morts. Son fils, sa femme, ses amis, ses liaisons, tous ces disparus sont à ses côtés, plus présents parfois que les vivants. "Mon cœur est avec les morts ; j’ai besoin de rechercher les dates, les lieux, d’ôter la mousse, de relever la pierre, de saluer en passant". De cette disposition psychologique, Laurent Theis montre qu’elle est plus heureuse que morbide. Guizot est à son aise chez les ombres et si une terrible angoisse l’habite, ce n’est pas la disparition des êtres, c’est encore moins sa propre mort, c’est l’oubli. Le soin qu’il met à se sentir présent auprès des morts marque sa vie, mais aussi son œuvre. Rédigeant son Histoire de l’Angleterre, il confesse dans une lettre à sa fille : "Je suis dans la maladie et la mort de Cromwell, et je m’y arrête avec un intérêt presque affectueux".  Curieuse translation vers l’histoire de ce sentiment si personnel qui lui fait mettre au nombre des devoirs de l’historien le "respect affectueux pour la mémoire des générations passées". Sans doute son attirance pour l’histoire doit-elle beaucoup à sa nature profonde. Quand, dans une lettre à Bugeaud, il se dépeint par cette formule où il veut se mettre tout entier : "Il n’y a que deux choses en ce monde qui vaillent la peine d’être désirées : le bonheur domestique et la gloire", il annonce sa manière de sentir l’histoire : "Les grands hommes ont le monopole de l’histoire. […Mais] il faut connaître aussi les hommes médiocres, les hommes obscurs, pour bien connaître un temps et un peuple. L’histoire vraiment publique, c’est celle des hommes qui n’ont point d’histoire". C’est l’histoire de la classe moyenne et de la vie domestique, pour lesquelles Guizot avait tant d’attrait, illuminée par l’apparition toujours rare d’hommes supérieurs au sein desquels, malgré tout, il se compte.

 


Un type d’homme


Laurent Theis nous dit que Guizot est un homme qui ne changea pas dans un monde en changement. Peut-être était-ce le prix qu’il paya pour son idée fixe, la classe moyenne. Guizot, "homme nouveau parti de rien", est le parrain d’une classe qui n’existe pas vraiment et à laquelle il pense chaque jour. Elle est cette coalition des boni, autrefois rêvée par Cicéron, et que Guizot, dans un raccourci saisissant, appelle "démocratie". N’ayant pas de limite en nombre, car sans privilège, accueillante à tous, au plus démuni d’origine comme à l’aristocrate converti, elle est la classe des vertus. "Je veux que partout où il y aura capacité, travail, vertu, la démocratie puisse s’élever jusqu’aux plus hautes fonctions de l’État, qu’elle puisse monter à cette tribune, y faire entendre sa voix, parler au pays tout entier". Encore et toujours, la parole et le débat.


Le plus intéressant peut-être dans ce portrait, c’est qu’il fait de Guizot un type d’homme plus qu’un homme à part. "Il est convaincu notamment qu’un beau discours bien entraînant peut sauver le monde. Je n’ai pas besoin d’ajouter qu’il se croit probablement l’orateur destiné à accomplir ce prodige". Ce jugement de la princesse de Metternich convient assez à ce fou d’éloquence, cet artiste de l’écriture, mais pour lequel il n’y avait de vraie grandeur que dans l’action. Guizot s’est embourbé dans l’action politique (seule justification de tout) contre un Tocqueville qui, note Laurent Theis, "n’eut à exercer  que son intelligence".


Voilà ce qu’était Guizot : l’intelligence en acte, et donc en position de risque. Ce danger librement recherché a beaucoup coûté à sa postérité. Déjà ses contemporains ne distinguaient pas la voie moyenne de la médiocrité, le juste mileu de l’immobilisme. Il est difficile de vouloir être le héros des braves gens, de la concorde sociale et de la paix des nations. Il est difficile de jeter toutes ses forces à ne pas vouloir être César ou Cromwell. À ceux-là on pardonne les actes autoritaires, comme par nature ; à ce que représente Guizot, jamais. Héros de la classe moyenne, advenu aux plus hauts postes par son seul mérite, habité par une vitalité prodigieuse que rien n’abat jamais, ni les deuils ni l’ingratitude publique, sculpteur de soi-même et considérant sa vie comme sa première œuvre, maître fervent de la parole publique pour qui l’éloquence est l’arme de la paix et du bon gouvernement, Guizot est aussi un passionné d’intimité, un esthète du monde familial et secret dans lequel il veut être aussi talentueux qu’au forum. Dans le premier il se replie, dans le second il se déplie, mais c’est toujours le même homme. On imagine comme une parenté secrète avec Cicéron, Disraeli, Blum ou Mitterand.
Il n’est pas possible de rendre compte de tous les aspects de Guizot dépeints dans ce livre :  l’historien, le ministre, le ministre-historien (chap. VI), ou le monsieur tout-le-monde (chap. IX). Au lecteur de s’y rendre. C’est tout le mérite de cette biographie atypique : Laurent Theis ne s’est pas donné la peine de défendre Guizot le mal-aimé. En évitant le piège du "tribunal de l’histoire", il a su gravir la montagne Guizot, jusqu’au sommet