A travers la retranscription d’une sélection de son émission de radio "Répliques", Alain Finkielkraut donne à lire sa vision, souvent caricaturale, de l’école.  

La querelle de l’école est une sélection thématique de chroniques de l’émission Répliques, animée par Alain Finkielkraut sur France Culture, dont le principe est d’inviter deux auteurs ou experts, exprimant des positions contradictoires sur le thème de l’émission. Ce volume rassemble des contributions assez éclectiques, provenant aussi bien d’universitaires connus (François Dubet, Jean-Claude Casanova, Alain Bentolila, Philippe Raynaud…), d’acteurs du monde éducatif (Daniel Bancel, Luc Ferry, Guy Carcassonne…) que d’auteurs de pamphlets ou de  témoignages sur l’éducation (Michel Le Bris, Natacha Polony, Fanny Capel…). L’objectif est clairement de balayer les principaux sujets sensibles de l’éducation, des IUFM à la réforme des universités en passant par la langue française ou la culture lycéenne. Ce format rend le livre facile à parcourir. La retranscription   s’efforce de ne pas trop s’éloigner du rythme des échanges oraux.


Les humanités en péril 

Les lecteurs alléchés par la diversité des contributeurs doivent néanmoins avoir à l’esprit qu’il s’agit avant tout d’un exercice permettant à A. Finkielkraut de décliner ses thèmes favoris. L’animateur n’hésite pas intervenir largement dans le débat, au-delà d’un rôle de modérateur manifestement trop étroit pour lui. Admirateurs ou contempteurs d’Alain Finkielkraut y trouveront donc amplement matière à confirmer leur impression du personnage.

Ceci dit, l’ouvrage offre un raccourci saisissant pour comprendre sa vision de l’école - cela n’a rien d’anodin au regard de la stature intellectuelle qui lui est accordée et de sa forte présence médiatique   . On peut même avancer que c’est dans doute l’un des meilleurs représentants d’une  nébuleuse de pensée majeure en France, qui assimile toute l’évolution scolaire depuis vingt ans à un naufrage de l’école républicaine et de la culture classique    .

On peut synthétiser la pensée de Finkielkraut en la matière par quelques idées simples. Selon lui, la mission première d’une école digne de ce nom ne peut-être que la transmission du patrimoine culturel consacré de la nation et de l’humanité, dans une relation de dissymétrie fondamentale entre ceux qui savent – les maîtres - et ceux qui sont là pour recevoir cet héritage. Cette transmission ne peut se faire que dans l’ascétisme, c’est-à-dire dans la mise à distance avec la société. Depuis la fin des années 60, ajoute-t-il, une armée de réformateurs aurait exploité l’obsession démocratique de l’égalité pour détruire l’école républicaine au nom des droits des élèves et de la haine des humanités. Résumée ainsi, la pensée apparaît simple, voire caricaturale. Nous sommes pourtant en-dessous de certains propos relevés dans l’ouvrage… et c’est d’ailleurs ce qui provoque le malaise lors de la lecture.


Finkielkraut ou barbarie ?

En effet, Finkielkraut, qui n’en finit pas de régler son compte avec les années post-68, s’enivre, en revanche, sans modération des excès de langage qui transforment la moindre discussion en pugilat. Arc-bouté sur la défense de la culture classique qu’il assimile à la civilisation, Finkielkraut use et abuse de mots tels que "barbarie", "criminel" ou "monstrueux" pour qualifier les entreprises de ceux qu’il désigne tour à tour de "réformateurs", de "pédagogues" ou de "sociologues"   , démiurges d’un vaste complot qui mène au "naufrage" des institutions scolaires républicaines inspirées par les Lumières.

Face aux tentatives d’explication modérées de quelques contradicteurs, les invités qui abondent dans le sens de l’animateur ne sont pas en reste. Il suffit de citer Natacha Polony   pour avoir un aperçu de la tonalité de nombreux échanges : elle assimile à un chantier stalinien l’objectif d’avoir une classe d’âge diplomée de l’enseignement supérieur   ou les IUFM à des "appareils idéologiques"   . De toute façon, ainsi que le martèle Fanny Capel, "à l’école, les valeurs doivent être subordonnées au savoir."   Prendre la posture de martyrs, voire de résistants courageux défendant les derniers restes de la civilisation semble autoriser tous les excès, même les plus malsains. La convocation systématique et parfois hors de propos des mânes d’Hannah Arendt aggrave le malaise. Dans ce contexte, certaines interrogations qui pourraient être pertinentes sont profondément polluées et altérées par des éléments de langage qui dépassent le cadre d'un polémique intellectuelle saine.

De même, il semble difficile de défendre l’idée de l’intransigeance intellectuelle face au déferlement de la médiocrité égalitariste en fondant une bonne part de ses propos sur l’air du temps ou la dernière conversation avec sa voisine. Comment un professeur de français comme Catherine Henri peut, par exemple, très tranquillement affirmer que "les livres pour enfants ne sont pas écrits par des écrivains mais par des psychanalystes"   , alors qu’un phénomène majeur de ces vingt dernières années est l’irruption dans la littérature de jeunesse de nombreux écrivains "adultes" respectables ?


Une conception sacrée voire religieuse de la transmission du savoir

Si l’on accomplit l’effort de passer outre ces dérapages, que reste-t-il ? Manifestement, l’école selon Alain Finkielkraut est tout entière imprégnée d’une conception religieuse du savoir et de sa transmission. Le savoir est au-dessus de tout, stable, hiérarchisé et clairement identifié. Il ne se discute pas, il se respecte, se vénère et constitue la mesure de toute chose. Les professeurs, dès lors, ont une mission transcendante et unique : transmettre cet héritage. On sait que Durkheim   , au début du 20e siècle, a largement recyclé les principes de l’école forgés par l’Église catholique pour définir un programme éducatif républicain fondé "en raison". Finkielkraut s’inscrit de fait dans cette filiation, mais en lui ôtant sa dimension historique pour en faire un absolu. Comme beaucoup d’intellectuels hexagonaux, il "universalise" un contexte politique français et assimile le déclin de la civilisation aux difficultés que rencontre aujourd’hui notre modèle national. Ce faisant, il ignore par exemple que d’autres modèles scolaires existent ou ont pu exister, à l’image de celui de John Dewey, qui a largement façonné la conception américaine de l’éducation…

Dans ce cadre, l’élève selon Finkielkraut doit évidemment se trouver dans une relation de dissymétrie avec le maître : ce dernier n’a pas à être "sympa", ni à conquérir son auditoire. Tel le prêtre, son charisme provient non pas de sa personne mais de son statut de "messager du savoir". Une conception séduisante à même de résoudre tout à la fois le problème du respect de l’enseignant et de son autorité pédagogique, mais qui repose sur le préalable d’un savoir sacré évident et non discutable. Que la société ne soit plus assurée de ses savoirs ou que les élèves doutent de l’efficacité de l’école pour leur intégration sociale, et c’est tout l’édifice qui vacille. C’est sans doute pour cette raison que la fonction sociale de l’école est rarement évoquée dans l’ouvrage, hormis quelques saillies pour déplorer l’émergence de nouvelles élites médiocrement cultivées.


L’école au-dessus de la démocratie ?

Pour  Finkielkraut, l’élève n’a de toutes façons pas à douter car l’idée même de démocratie doit s’arrêter aux portes de l’école. Le rapport au savoir ou à la hiérarchie entre ce qui est beau et ne l’est pas n’a rien à voir avec la démocratie. La culture est une exception, "une enclave aristocratique dans l’espace égalitaire des démocraties", explique-t-il, car "l’œuvre d’art se détache sur fond de non-art, de conformisme, de médiocrité."  

Quand à la définition de la culture légitime, l’auteur est clair. Qu’il s’agisse de la BD, de la télévision, d’internet ou de tout ce qui apparaît comme lié à la "culture juvénile", cela n’a rien à voir avec le patrimoine légitime dont il faut cultiver l’héritage : "l’important, c’est le contact avec les grands textes et les grandes œuvres." Le lecteur ne peut s’empêcher de remarquer que la radio est l’un des rares media "modernes" épargné par la vindicte, alors même que la manifestation pour la défense de NRJ dans les années 80 a marqué les esprits. Mais cela n’a sans doute rien à voir avec le fait que certains animent des émissions de radio…

Plus gênant est le maniement désinvolte de grandes catégories telles que "le livre" ou "Internet" (dont l’auteur appelle les éducateurs à se "désensorceler" !), comme si un roman de Gracq était égal à une biographie de célébrité, ou qu’une page personnelle de MySpace équivalait à la lecture de Wikipedia. Or, on sent bien que si tout livre n’est pas égal aux autres aux yeux de Finkielkraut, Internet est rejeté en bloc dans une ignorance méprisante, au même titre que le rap est réduit aux pratiques les plus stigmatisées de la  "langue des cités".

Quant à savoir comment se définit cette culture à transmettre (ou à hériter, tant on a l’impression que l’école est vouée à célébrer les morts), on retrouve ici encore cette méfiance vis-à-vis de la démocratie, qui conduit une grande partie des auteurs de l’ouvrage à dénier aux représentants du peuple toute compétence légitime. Pour Finkielkraut, la définition d’objectifs scolaires par le politique est frappée de suspicion car elle fait entrer dans l’école l’idée de droits alors que la formation n’est pas un dû mais un but en soi. Ainsi, il dénonce le fait  que le "droit à l’école, qui est fondamental, se transforme peu à peu en droit exorbitant à la réussite."  

A suivre la logique de l’ouvrage, on sent bien que seuls les véritables "savants"   devraient décider de ce que l’on enseigne, à l’abri de l’agitation démocratique du monde. Jean-Claude Casanova le dit sans fard : "ce n’est ni aux électeurs ni au président de la République de décider seuls si l’apprentissage du grec et du latin doit être éliminé de l’enseignement secondaire"   et Alain Finkielkraut lui-même : "il serait dommage que les universités ne s’émancipent de la tutelle étatique que pour céder à toutes les pressions utilitaires, que celles-ci viennent des étudiants, des régions ou directement des entreprises."  
 
Si l’auteur laisse souvent transparaître sa conviction d’une école-institution qui enfante à la fois les sujets et les sociétés, il professe paradoxalement aussi cette idée de l’école comme Académie qui n’a de comptes à rendre à personne. De ce point de vue, on lira avec profit le chapitre sur les réformes, dans lequel François Dubet lui oppose sa vision d’une culture commune pour une école de formation des citoyens, dont les contenus scolaires sont une question politique que la société est tout à fait en droit de se poser… et dont on ne peut que souhaiter qu’elle se les pose !