"- Si j’ai laissé les soldats noirs en retrait, c’est parce que, historiquement, aucun d’entre eux n’a soulevé le drapeau à Iwo Jima. Et Spike Lee devrait apprendre à se taire." "- Je pense que Clint Eastwood ne devrait pas s’exprimer comme s’il était mon père, ou comme si nous étions toujours au temps des plantations."
    
À l’origine de cette altercation par médias interposés entre les deux cinéastes américains, une accusation formulée par Spike Lee à l’encontre du récent diptyque réalisé par Clint Eastwood Mémoire de nos pères / Lettes d’Iwo Jima (2006) : Lee reprochait à Clint Eastwood la sous-représentation des soldats noirs dans ses films sur la guerre du Pacifique. Réflexion sur la fabrique de la mémoire collective, Mémoire de nos pères retraçait le parcours de trois soldats immortalisés par le fameux cliché Associated Press au moment où ils hissaient le drapeau américain au sommet de l’archipel. Lettres d’Iwo Jima en proposait en quelque sorte un contrechamp : l’assaut d’Iwo Jima, filmé du point de vue des soldats japonais.

L’accrochage entre les deux cinéastes rappelle celui que Lee avait connu avec Quentin Tarantino, auquel il reprochait l’emploi excessif du terme nigger ("nègre") dans son film Jackie Brown (1997). " _Je voudrais que Quentin sache que nous les Afro-Américains ne trouvons pas que ce mot est particulièrement tendance." L’un des acteurs principaux de Jackie Brown, Samuel L. Jackson, afro-américain lui aussi et auparavant acteur pour Spike Lee, avait défendu le film en soutenant qu’il était au contraire "le plus bel hommage que l’on puisse rendre au cinéma de la blaxploitation". Cela lui avait valu d’être traité par Lee de "house negro defending Massa", autrement dit d’esclave prenant la défense de son maître (Lee dira ensuite que ses propos ont été déformés). Quoiqu’il en soit, la propension avec laquelle Spike Lee intervient dans le débat sur la question raciale aux États-Unis ne date pas des dérapages de la campagne républicaine au sujet de la couleur de peau du candidat Obama ; elle est en fait une constante depuis deux décennies.
    
En 1988, Lee avait déjà défrayé la chronique avec son second long-métrage, Do The Right Thing, inspiré par la tragédie de Howard Beach (un jeune noir lynché en pleine rue dans un quartier italien du Queens). Dans le film, évocation tragi-comique des causes d’une émeute raciale, les tensions entre communautés débutaient justement lorsqu’un des personnages noirs (interprété par Martin Lawrence) intimait au propriétaire italien d’une pizzeria d’un quartier noir de Brooklyn de faire une place aux personnalités de couleur sur son "mur" dédié aux héros de la nation américaine : c’est à peu de choses près la même remarque que Lee a formulée à propos des films d’Eastwood.
    
Depuis ce film, Spike Lee a échafaudé une œuvre inégale au sein de laquelle les problématiques touchant les noirs américains reviennent fréquemment. Depuis le clip de Fight The Power pour Public Enemy (groupe de rap qui fut surnommé le "CNN noir" à la fin des années 1980) jusqu’au récent When The Levees Broke (documentaire à charge sur la gestion de l’ouragan Katrina et l’abandon par les autorités américaines des faubourgs les plus pauvres de La Nouvelle Orléans) en passant par le biopic Malcom X, l’engagement de Spike Lee pour la cause noire-américaine ne s’est jamais démenti. Au prix, parfois, de vives tensions et d’ambiguïtés idéologiques non résolues, à l’image du générique de fin de Do The Right Thing, qui superposait une citation de Martin Luther King, apôtre de la non-violence ("An eye for an eye, cette vieille loi du talion laisse tout le monde aveugle au final"), et une autre de Malcom X, qui défendait au contraire le recours légitime à la violence dans le combat politique ("Lorsqu’il s’agit de se défendre, la violence est synonyme d’intelligence").
    
Quant à l’actualité cinématographique de Spike Lee, elle sera sans doute l’occasion de nouvelles polémiques, à un autre niveau cependant. Son film Miracle à Santa Anna retrace l’épopée d’un bataillon de soldats noirs pendant la Seconde Guerre mondiale en Italie. L’enjeu du débat est à présent la vision que donne Spike Lee des résistants de ce pays, et en particulier de leur responsabilité supposée dans l’abandon de populations villageoises laissées à la merci des nazis

* John Colapinto, "Outside Man", The New Yorker, 22.09.2008