Un livre plombé par une analyse déconcertante.

Le parcours de Matthew Carr est un rêve pour beaucoup de journalistes. Reporter freelance pour The Observer, The Guardian, ou encore la BBC, ce Britannique de 53 ans a parcouru un monde en proie aux pires brutalités. Il a couvert de nombreux conflits, des crimes mafieux en Sicile au drame israélo-palestien, en passant par le combat entre le gouvernement espagnol et l'ETA. Autant d'événements qui lui ont permis de se faire une idée précise sur ce phénomène qui marque au fer rouge sang le début du XXIe siècle: le terrorisme.
 
C'est l'évolution de ce - récent - type de violence que Carr a voulu décrire dans son dernier essai, La Mécanique infernale. L'Histoire du XXe siècle à travers le terrorisme : des nihilistes russes à Al-Qaida. Un récit qui refuse cependant de se fondre dans le moule habituel, perçu comme bien pensant par l'auteur, où le terrorisme se trouverait être uniquement une attaque contre la démocratie. Pour l'auteur, "les notions élémentaires de légalité, de moralité et de dignité humaine sont allègrement piétinées des deux côtés"   . Selon lui, il s'agit ici de remettre en question les idées reçues, tout en retraçant les épisodes de l'histoire du terrorisme qui ont marqué l'époque contemporaine.
 
Si le résultat constitue au final un ouvrage complet, passionnant, bien que marqué par quelques inexactitudes, cette Mécanique infernale ne parvient malheureusement pas à rester un exposé impartial de la situation. Une gêne réelle gagne peu à peu le lecteur face à certains "stratagèmes" démagogiques utilisés par Matthew Carr qui laisse trop souvent ses opinions prendre le pas sur la réalité.
 
 
À l'origine, l'anarchisme russe

 
Mais concentrons-nous d'abord sur ce qu'il nous dit de la chronologie de l'histoire du terrorisme. Selon Carr, presque toutes les organisations évoquées dans son livre possèdent quelque chose de "la tradition russe". Les anarchistes de la Volonté du Peuple sont la première organisation au monde à se déclarer terroriste. Le 1er mars 1881, ils assassinent le dirigeant le plus puissant de la planète, le tsar Alexandre II. Ce meurtre "annonce l'avènement d'une nouvelle forme de violence que le monde moderne associerait au terrorisme"   . Pour l'auteur, ce sont les raisons d'un tel acte qui se révèlent ici inédites : la Volonté du Peuple veut abattre un système et non seulement un homme. La tactique employée consiste à créer des tensions qui épuiseront peu à peu la puissance du régime, vaincu par un ennemi invisible. En clair, seule la violence peut changer la société. Une vision qui fera date.
 
Ce premier terrorisme est donc principalement de gauche. Outre la Russie, les anarchistes font aussi parler d'eux à Chicago – avec le drame d'Haymarket Square – en Italie, en Espagne, ou encore en France, avec notamment le meurtre de Sadi Carnot par Sante Caserio. Mais cette violence gagne également d'autres rangs. En Irlande, les républicains de l'Irish Revolutionnary Brotherood – plus connue sous le nom de Confréries des Fenians- choisissent de recourir à ce moyen contre les Britanniques. Après la Première Guerre mondiale, l'organisation est intégrée à l'Armée républicaine irlandaise (IRA) qui mène, rien qu'en 1920, près de 3000 raids contre la police et les bâtiments de l'armée, tuant 200 policiers et soldats. Une action qui amènera Londres à accepter un État libre d'Irlande, en 1921.


 
 
Un tournant : Alger
 
Après la victoire des Alliés contre les nazis, un nouveau type de terrorisme fait son apparition lors de la décolonisation. Si la tactique employée par l'IRA reste la base, la violence est, elle, démultipliée. L'Armée de libération des races malaises et le Mau Mau kenyan marquent le début de cette ère. Mais le tournant se trouve à Alger : "le combat algérien marqu[e] un épisode crucial dans l'évolution du terrorisme, à la fois dans les méthodes employées par les insurgés et les techniques de l'armée qui s'y opposait", écrit Carr   . Une guérilla urbaine sans précédent fait ainsi son apparition. Les terroristes se servent désormais des femmes pour perpétrer des attentats à la bombe. Il n'y a plus aucune distinction quant aux cibles visées. Pour répliquer, les Français systématisent l'emploi de la torture, et l'antiterroriste d'employer ainsi les mêmes méthodes que ses ennemis. La guérilla urbaine ne se développe cependant nulle part ailleurs comme en Amérique du Sud. Cuba, l'Uruguay, l'Argentine, sont tour à tour frappées. On y retrouve les méthodes d'Alger, avec des insurgés (venant pour la plupart de la classe moyenne) prêts à toutes les folies et un pouvoir non moins sanglant qui permet à l'armée d'avoir peu à peu une influence totale sur ces pays.
 
Dans les années 70, le terrorisme regagne le territoire ouest-européen. La Fraction armée rouge en Allemagne, les néofascistes et les Brigades rouges en Italie, font la une des journaux. Des violences davantage politiques se font de plus en plus nombreuses. Elles culminent avec l'assassinat de l'ex président du Conseil italien, Aldo Moro, abandonné par le milieu politique au nom de l'unité nationale. Ces terroristes révolutionnaires perdront néanmoins leur bataille et ne feront parler plus d'eux qu'épisodiquement dans les années 80.
 
Reste que la menace sur les terres européennes persiste. Elle vient dorénavant du Moyen-Orient. C'est l'ère du détournement aérien. Naissance du terrorisme international. Le Front de Libération de la Palestine s'empare d'abord d'avions israéliens que l'organisation fait exploser - vides - en Occident. Puis Septembre noir provoque le drame des jeux Olympiques de Munich qui coûte la vie à 11 sportifs de l'État hébreu.
 
Les années 80 voient la Libye de Kadafi, le Hezbollah au Liban, et l'Iran apparaître comme les nouveaux maux sur la Terre. Mais c'est le mot "Jihad" qui fait bientôt trembler le monde. Le terrorisme religieux, l'islamisme prend d'abord corps en Egypte. Le pays est au centre de l'attention, d'abord avec l'assassinat de Sadate puis, dans les années 90, avec la tuerie de Louxor. Les horribles massacres du GIA algérien frappent également l'opinion. Une terrible évolution de l'Histoire qui continue de nos jours avec le 11 septembre, les attentats de Londres et Madrid, et l'effusion de sang irakienne.
 
 
Le pouvoir en place dénoncé

 
Tout au long de ces événements, Matthew Carr décrit et surtout dénonce l'attitude du pouvoir en place. Dès le début, ce dernier serait dans l'erreur. C'est le désespoir provoqué par la politique des tsars qui pousse, selon Carr, la Volonté du Peuple à s'engager dans le terrorisme. "Le fanatisme et la violence, dit-il, n'étaient pas réservés aux opposants au régime"   .


 
Le régime frapperait ainsi souvent le premier : en 1898, le roi Umberto Ier est abattu par anarchiste italo-américain qui veut venger la mort de dizaines de manifestants milanais venus réclamer du pain et attaqués par la police.
 
Plus près de nous, Carr critique l'attitude de l'Occident pour faire face au problème du terrorisme islamiste. Les administrations conservatrices des États-Unis sont principalement visées. Mais, selon l'auteur, c'est dès Jimmy Carter que les Américains, en voulant ruiner les espoirs soviétiques en Afghanistan, ont fabriqué eux-mêmes les terroristes du 11 septembre. En menant "la plus grande opération secrète de son histoire"   , la CIA a détruit un pays toujours miné à l'heure actuelle par les talibans et a exposé le sien aux pires menaces de son histoire. Aucun président, démocrate ou conservateur, n'a pu ensuite inverser la tendance. Beaucoup l'ont, au contraire fait empirer. L'administration Reagan a vendu des armes à l'Iran pourtant montré comme l'un des plus grands dangers pour la démocratie. Pire encore, Georges W. Bush et Tony Blair ont laissé les soldats de "l'axe du bien" utiliser la torture et employer des méthodes indignes dans les prisons irakienne d'Abou Grahib, provoquant une haine contre l'Occident et un certain soutien des populations pour le terrorisme islamiste.
 
 
Parti-pris évident

 
De tels reproches, souvent fondés, concernent toutes les périodes et tous les pays. Et la démonstration faite par Carr serait parfaitement convaincante s'il n'y avait pas, derrière celle-ci, un parti-pris évident. Il y a d'abord la volonté chez l'auteur de pointer du doigt, autant que possible, Israël et les États-Unis. À le lire, le conflit palestinien et l'instabilité du Proche-Orient ne seraient souvent dus qu'à l'État hébreu. Ce pays est toujours cité en premier lorsqu'il s'agit d'illustrer les méfaits de l'antiterrorisme. Carr va même jusqu'à illustrer principalement le retour du concept de martyre de la foi des années 90 par... le crime abominable commis par un colon juif qui assassina 29 musulmans priant dans une mosquée.
 
Le cas américain est encore plus flagrant. Affirmer, documents à l'appui, que l'administration Bush a fait en sorte de cacher certains faits sur le 11 septembre, notamment sur la faillite incroyable des services de renseignements est une chose. Évoquer, sans rejeter fermement cette idée, les théories imaginant que le 11 septembre serait un stratagème américain pour pouvoir faire la guerre dans le Moyen-Orient, en est une autre. Tout au long de son essai, Matthew Carr a su se faire suffisamment offensif pour s'opposer à certaines argumentations trop faciles lancées contre les mouvements terroristes révolutionnaires. Il aurait dû être capable d'en faire autant, ici, face à de telles opinions. Son anti-américanisme fait ici malheureusement la différence.
 
D'une manière générale, surtout, Matthew Carr fait trop souvent preuve d'empathie pour les mouvements révolutionnaires. Il reste certes indéniable que beaucoup d'actions de ces derniers sont la conséquence de la misère de peuples opprimés ou délaissés. Mais il n'est pas acceptable dans ce qui se veut être une étude sérieuse sur le terrorisme, de voir un journaliste apparaître comme plus enclin à trouver des excuses à l'une des parties, qui plus est lorsque celle-ci a tant de sang sur les mains.


 
Devant ce constat, une question se pose: est-il aujourd'hui impossible de critiquer ce que l'on désigne communément comme "l'antiterrorisme" sans pour autant tomber dans l'empathie pour les mouvements révolutionnaires concernés ? Matthew Carr, en tout cas, n'y parvient pas. Certains, dans la presse française, ont parlé de son ouvrage comme d'un outil indispensable, écrit avec une objectivité et grâce à un travail de fond comme seuls les Anglo-saxons savent le faire. Pourtant, à y regarder de plus près, les faits sont là. La Mécanique infernale aurait pu devenir un extraordinaire livre référence pour les décennies à venir. Il n'est, hélas, "que" d'un intérêt certain, gâché par l'absence total de recul. L'exposé des faits est la plupart du temps convaincant mais l'analyse demeure, elle, déconcertante
 
 
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- Mike Davies, Petite histoire de la voiture piégée (Zones/La Découverte), par Franck Jamet.