Un ouvrage engagé qui met en évidence les rapports entre sport et média, ou comment la technique peut influer sur la nature même d’un match de football.

Sport joué, suivi et commenté sur l’ensemble des continents, le football a accompagné et parfois précédé les évolutions de la retransmission télévisuelle. En son temps, le premier spectacle diffusé en direct à l’étranger fut le couronnement de la reine d’Angleterre Élizabeth II. Désormais, les innovations en matière de réalisation et de retransmission sont réservées aux événements sportifs, en premier lieu les jeux Olympiques et la Coupe du monde de football. Parallèlement, l’amateur de ce sport peut désormais suivre pratiquement en continu des retransmissions de matches disputés sur l’ensemble de la planète. Bref, le football est devenu le spectacle par excellence, envahissant les écrans, engendrant des revenus faramineux.

 
Rien que de très banal jusque-là : les malheureux qui n’ont aucun intérêt pour le football sont condamnés à en subir l’omniprésence, tout en déplorant l’inflation absurde des salaires des joueurs. Or Jacques Blociszewski, en abordant les liaisons dangereuses entre football et télévision, ne s’adresse pas, ou pas seulement, à ceux-là. En imposant ses exigences de tous ordres, mais aussi ses innovations technologiques aux acteurs du football comme à ses spectateurs, la télévision va bien plus loin : elle engendre d’une manière particulièrement pernicieuse une véritable dénaturation du jeu.
 


Progrès de la réalisation, recul de la compréhension

 

La réalisation a d’abord dû s’adapter au spectacle sportif, non sans mal : les caméras uniques et peu mobiles empêchaient la plupart du temps de suivre correctement l’action. Le rapport de forces évoluant progressivement en faveur du diffuseur, les réalisateurs ont par la suite pu installer un nombre croissant d’équipements tout autour du terrain, voire désormais au-dessus. Des réalisateurs comme Jean-Paul Jaud ou François-Charles Bideaux   , ont mis à profit l’espace qui leur était accordé pour mettre en œuvre des idées dépassant largement un cadre en apparence purement technique. Le premier se réclame ainsi de Kurosawa pour justifier sa prédilection pour le contre-plongé. Dirigeant simultanément jusqu’à vingt cameramen, le réalisateur se mue en véritable chef d’orchestre omnipotent. Alors que la télévision prétend   s’ajuster progressivement à la réalité du match de football, Jacques Blociszewski montre comment l’abus des ralentis et des plans individuels, les diverses interruptions comme les plans sur les personnalités en tribune, ont progressivement imposé une temporalité à part, qui n’entretient plus qu’une lointaine parenté avec celle, relativement linéaire, du match lui-même.

L’insistance de plus en plus irritante sur les à-côtés que sont les discours et effusions de vestiaire ou l’avant - match, l’omniprésence de l’"émotion", convoquée à tort et à travers par des présentateurs - bateleurs, ont fini par occulter l’objet même du spectacle, à savoir le jeu   . En effet, note-t-il, une réalisation moins élaborée, notamment un plan large d’une caméra située dans l’axe médian du terrain, permet de voir l’essentiel : le mouvement d’une équipe dans son ensemble, le fameux "jeu sans ballon", en somme l’expression collective du football, tous éléments qui tendent à se perdre dans l’accumulation des ralentis et gros plans sur les stars du jeu. La réalisation télévisuelle serait ainsi victime de ce que l’on pourrait appeler le syndrome de la Lettre volée   : à trop privilégier le détail, on finit par perdre de vue ce qui se joue dans le cadre d’ensemble.
 
 
Quelle vérité ?

 
Non contente d’imposer ses volontés au déroulement de la partie même   , la télévision en est venue à s’ériger en arbitre suprême. Les progrès du ralenti, en particulier, permettent de juger après coup, en toute suffisance, ce qu’il n’est permis à l’arbitre de voir qu’en temps réel, sous un angle de vue toujours aléatoire. Jacques Blociszewski montre comment, sans la moindre retenue, les commentateurs et les éternels "experts" – parfois d’anciens arbitres – se permettent de lancer des polémiques inutiles et entretenues pour elles-mêmes. L’exercice est d’autant plus vain que, parfois, la vidéo elle-même est impuissante à trancher. Quel sens y a-t-il à vitupérer l’arbitre pour n’avoir pas vu qu’un joueur était hors-jeu d’une dizaine de centimètres ? On en vient ainsi à contredire totalement l’esprit du jeu. La nouvelle hystérie anti-arbitrale diffère de la traditionnelle mauvaise foi du supporter en ce qu’elle se drape dans une prétendue recherche de la vérité – car naturellement, on se veut objectif. Oublieuse de ses propres responsabilités, la télévision montre ainsi du doigt les arbitres, contribuant à fragiliser encore davantage une profession qui n’en avait vraiment pas besoin.

Après être revenu en détail sur deux exemples de la toute-puissance trompeuse de la vidéo, la Coupe du monde 2002 et l’expulsion de Zidane en finale de celle de 2006, Jacques Blociszewski conclut son étude sur une évolution inquiétante : l’installation dans les stades d’écrans géants qui permettent aux spectateurs de "revivre", selon l’expression consacrée, l’action qui vient de se dérouler. Les éventuelles erreurs arbitrales seraient ainsi mises crûment en évidence devant un public chauffé à blanc, avec des conséquences potentiellement catastrophiques. Toute à sa recherche du vrai, la télévision n’y voit naturellement que des avantages   . Quant à la FIFA, d’abord réticente, elle y a vite trouvé son compte, tout en imposant un filtrage des actions les plus litigieuses.

 


 
 

Des stades remplis de téléspectateurs : vers une carnavalisation du football
 

Voici, cité par Jacques Blociszewski, le programme de la Coupe des Confédérations 2005, compétition internationale qui s’est déroulée en Allemagne sous l’égide de la FIFA : des "offres exclusives de Hyundai", "l’élection du Fan du match", les "zooms directs de spectateurs diffusés sur écrans géants, toujours très populaires"   . Beau programme, qui toutefois ne s’arrête pas là : les stades de nouvelle génération, d’abord apparus en Angleterre, sont conçus comme un véritable complexe commercial intégré, proposant même, aux meilleures places, des écrans permettant de suivre le match sous divers angles de vue   . Naturellement, le prix des places évolue à l’avenant, excluant souvent la base "historique" des supporters les plus fidèles. En France, le club de Grenoble, entré cette année dans l’élite et devenu propriété d’un homme d’affaires japonais, s’est doté d’un stade flambant neuf, au grand désarroi des clubs de supporters locaux qui ne s’y reconnaissent plus. Citant Umberto Eco, Jacques Blociszewski conclut sur une note pessimiste, évoquant la "carnavalisation" du football en marche. Le spectacle est devenu permanent, comme l’est devenue sa promotion qui doit "vendre" chaque rediffusion, dont les droits ont été acquis à prix d’or, à coups de matraquage publicitaire.

 


 
 
Le football confisqué
 
Le match de football télévisé
est, à sa manière, un ouvrage engagé, appuyé sur une enquête poussée. On pourra reprocher à l’auteur de faire flèche de tout bois, en particulier dans les cas de l’expulsion de Zidane en finale de la Coupe du monde 2006. En effet, poussant sa démarche à ses ultimes conséquences, Jacques Blociszewski tente de démontrer qu’en permettant à l’arbitre assistant de repérer le coup de tête, la vidéo a faussé le déroulement de la rencontre. De même, sa volonté louable de défendre l’arbitrage contre les attaques incessantes dont il fait l’objet le conduit à "réhabiliter" la prestation de l’Équatorien Byron Moreno lors du fameux Italie-Corée du Sud de 2002. Là encore, il nous semble que la défense des arbitres ne doit pas occulter leur faillibilité ou les pressions dont ils sont susceptibles de faire l’objet   Cependant, ces quelques réserves ne sauraient remettre en cause l’intérêt de sa démarche. En effet, Jacques Blociszewski nous éclaire sur la nature construite du spectacle, sur la tendance de la télévision à scénariser, à "fictionnaliser" le réel, à le plier à ses exigences. Le football, ou plus généralement le spectacle sportif, constitue dans ce cadre d’analyse le pendant de la télé-réalité, où le "réel" est produit pour ainsi dire en laboratoire.

 

Sur un plan différent, Jacques Blociszewski défend également une conception du football à l’opposé de la tendance actuelle. Comme tout sport collectif, le football possède une respiration propre, faite de longs temps morts entrecoupés de brefs éclairs. Toni Negri, philosophe marxiste mais aussi supporter depuis l’enfance du Milan AC, remarque dans une interview que le premier attrait du football est qu’il s’agit d’un sport " ennuyeux"   ! Les frères Dardenne, interviewés dans So Foot de septembre 2008, expriment exactement la même idée : "La dramatisation à outrance du jeu, dit Jean-Pierre, est une catastrophe. Quand t’es au stade, tu te lèves, tu fumes une clope, tu te fais ch…, ça fait partie du jeu. À la télé, les mecs créent de l’histoire. Et les commentateurs ont peur du silence, du vide." Or il est bien évident que l’ennui n’a pas sa place dans la course à l’audience que se livrent les chaînes. Le "jeu sans ballon", les appels, le replacement, en somme tout ce qui sous-tend le jeu proprement dit se trouve progressivement condamné au hors champ. La partie de football est défigurée au profit d’un spectacle quasiment scénarisé.
 

En revendiquant un "droit de regard" pour le spectateur, Jacques Blociszewski est conscient que son appel n’a que peu de chances d’être relayé. La télévision ne peut se montrer critique à l’égard d’un spectacle qu’elle a acheté et revend aux annonceurs à prix d’or. L’auteur signale par ailleurs les difficultés qu’il a éprouvées à faire entendre sa voix, au vu des intérêts commerciaux en jeu. Ce combat peut sembler futile à un public autre que celui des amateurs de football. Bien au contraire, il met en évidence des questions d’une actualité brûlante : quel domaine de la vie culturelle ou sociale échappe aujourd’hui à l’hypertrophie du spectaculaire, la tyrannie des annonceurs, l’affaissement du discours critique ?