Anthony Giddens pose ici les bases d'une réflexion sur le modèle social et son contenu, en opposant protection sociale "positive" et "traditionnelle".

Dans Le nouveau modèle européen, Anthony Giddens, le théoricien de la "troisième voie" et inspirateur de Tony Blair, prend acte de la crise du modèle social européen fondé sur l'intervention de l'Etat, une protection sociale développée et une limitation des différentes formes d'inégalités. Il ne souscrit pas pour autant à l'orientation d'inspiration libérale qui n'envisage de solution à la crise que dans la diminution des prélèvements obligatoires et la réduction corrélative des protections collectives. Pour l'auteur, l'enjeu n'est pas l'ampleur de l'intervention publique mais la nature des politiques économiques et sociales engagées.

 

Il appelle donc à substituer une "protection sociale positive" à la "protection sociale traditionnelle". La "protection sociale traditionnelle" est avant tout un système d'assurance collectif qui intervient après la réalisation du risque. Elle traite des problèmes mais ne se donne pas les moyens d'influer sur les trajectoires individuelles à la source de ces difficultés, elle se développe à travers l'extension des droits.

 

La "protection sociale positive" se veut plus préventive que curative, il ne s'agit pas simplement de protéger lorsque le risque est réalisé mais d'empêcher sa survenance. La protection sociale doit se donner de "plus en plus pour objectif de changer les modes de vie dans un sens positif". Cette conception active de la protection sociale amène à la concevoir non seulement comme un système de droits mais comme un dispositif d'incitations et de sanctions qui vise à produire des résultats positifs.

 

Les objectifs de la protection sociale doivent être redéfinis en terme "d'autonomie et d'estime de soi". Les bénéficiaires des dispositifs de protection sociale doivent se voir offrir plus d'information, de possibilités de choix et de services personnalisés. Les droits sont indissociables des obligations ou des responsabilités. Ils ne sont pas immuables mais peuvent être réformés.

 

La protection sociale positive prend acte que la flexibilité du marché du travail est une exigence incontournable et se préoccupe donc de "protéger le travailleur, pas le poste". Il convient d'armer les individus pour qu'il puisse faire face aux inévitables transitions qui marqueront leur trajectoire que celles-ci soient voulues ou subies, il faut donc investir dans leur capacités à travers l'éducation, l'enseignement supérieur et la formation tout au long de la vie.

 

Changer le mode de vie à travers la protection sociale peut paraître une ambition démesurée et l'auteur s'applique à décrire comment dans le domaine du vieillissement, de la santé et de l'environnement : "l'évolution des modes de vie, la nécessité de persuader les gens de faire des choix différents en la matière, voire les deux à la fois, sont au cœur des préoccupations politiques".

 

 En matière de retraite, il faudrait "abolir totalement l'âge légal de départ à la retraite", les personnes devraient avoir le droit de travailler quel que soit leur âge et la possibilité de se former à tout âge. Bien évidemment, à ce stade, le lecteur s'interroge sur la réalité concrète de ce droit ; la réponse est un peu courte : "les opportunités d'emploi doivent être réelles. Il faut que les gouvernements se concertent avec les entreprises pour identifier et promouvoir les emplois accessibles aux personnes âgées tout en luttant contre les préjugés à leur encontre". Il est vrai que l'auteur rappelle au lecteur sceptique que "les pays qui connaissent les taux de chômage les plus élevés sont précisément ceux où les taux d'emploi des personnes âgées sont les plus faibles" suggérant que l'emploi des personnes âgées favorise l'emploi global alors que l'on pourrait tout aussi bien en déduire qu'un bon niveau d'emploi global permet l'emploi des personnes âgées.

 

 En matière de santé, l'auteur considère que le rôle de l'Etat n'est pas "d'imposer aux citoyens des règles dont ils ne veulent pas mais d'amener les individus et les organisations à adopter de nouveaux comportements". L'interdiction étant récusée et l'efficacité des simples démarches de persuasion étant limitée, il convient de recourir "à un mélange d'incitations et de sanctions". Ainsi pour lutter contre l'obésité, le principe "pollueur payeur" pourrait s'appliquer aux producteurs d'aliments trop sucrés ou trop salés comme une taxe sur ces aliments pourrait modifier les comportements des consommateurs et des producteurs. Cette proposition récemment mise en avant en France par Martin Hirsch semble avoir quelques difficultés à s'imposer.

 

Pour ce qui concerne l'environnement, l'auteur considère que "les questions écologiques, en particulier celles liées au changement climatique, doivent être placées au cœur de la théorie et de la pratique en matière de protection sociale" ; la démarche est la même : "il ne suffit pas de susciter un sentiment d'urgence ; il faut introduire des incitations et des sanctions en relation avec le coût réel de notre mode de vie en termes de dommages et d'investissements environnementaux".

 

Dans un dernier chapitre, A. Giddens s'interroge sur ce que l'Union européenne peut faire. Le projet de l'Union européenne doit s'inscrire dans une perspective globale où s'équilibrent les ambitions économiques, sociales et environnementales, ambitions qui ne sont pas contradictoires : "il faut affirmer haut et fort … que les systèmes de protection sociale européens peuvent favoriser la compétitivité dans un contexte post-industriel". Pour autant, l'auteur constate qu'après le premier bilan décevant de la stratégie de Lisbonne, les ambitions sociales et écologiques ont cédé le pas aux préoccupations économiques. Il regrette la portée limitée de la méthode ouverte de coordination ; celle-ci devait promouvoir les réformes en matière de protection sociale mais s'avère n'avoir qu'une influence limitée sur les volontés politiques de chacun des pays membres. On sent l'irritation de l'auteur devant la lenteur à se réformer de certains pays, ainsi l'Allemagne et la France sont des "société bloquées" et l'Italie constitue la "société bloquée par excellence en Europe".

 

Néanmoins à la question que peut faire l'Europe, la réponse est assez confuse. Pour l'auteur, le "fédéralisme est un projet mort" et "une Europe où les nations conservent une grande part de leurs prérogatives (comme c'est le cas actuellement) est sérieusement limitée" d'où un appel à des mécanismes de décision plus efficaces : "la commission doit détenir un pouvoir réel" ou "pourquoi ne pas fusionner le Conseil et la Commission ?". Il est aussi proposé que l'Europe devienne un "laboratoire pour l'échange d'idées et de pratiques dans le domaine politique et économique". Echanges qui ne peuvent se limiter au dialogue Commission/Etat membre sur le modèle de l'actuelle méthode ouverte de coordination mais doivent s'organiser à travers des réseaux qui intégreraient "des représentants des gouvernement européens, des groupes de la société civile et des entreprises". Enfin l'auteur souligne que "pour que l'Europe ait une forme définitive, il lui faut une sphère publique développée". L'auteur a le mérite d'indiquer clairement les implications de cette exigence : "Les Européens doivent s'accorder une langue commune, que tous les citoyens seraient incités à apprendre. Cette langue ne peut être que l'anglais, langue mondiale aujourd'hui". On appréciera la cohérence, de l'auteur qui n'entend contraindre personne mais souhaite simplement inciter au risque de laisser quelques récalcitrants à l'écart de la sphère publique européenne.

 

On perçoit à la lecture de ce livre, la profondeur de l'écart qui peut séparer ceux qui entendent promouvoir une Europe sociale. En effet, l'auteur n'est pas un thuriféraire de la logique libérale, il ne se satisfait pas d'un grand marché dérégulé et milite pour ancrer dans le projet Européen les valeurs de solidarité et le souci de la justice et de la cohésion sociale. Pourtant, nombre de ses positions ou propositions seront considérés, à tort ou à raison, de ce coté du Channel,   comme contradictoires avec l'ambition sociale proclamée : le regret que la directive service (dite directive Bolkeistein) ait été édulcorée, l'abrogation de tout âge légal de la retraite, la défense du multiculturalisme, la fin de la gratuité de l'enseignement supérieur, l'appel à la mise en concurrence des services publics et notamment des services publics sanitaires et sociaux.   Ainsi, à rebours certainement du souhait de l'auteur, son livre révèle combien les conceptions du modèle social restent nationales et ne convergent pas spontanément quels que soient les efforts déployés à travers la méthode ouverte de coordination ou toute autre procédure de benchmarking. Ainsi ce livre peut paradoxalement se lire comme un argument pour la position britannique traditionnelle : l'Europe est essentiellement un grand marché à charge pour chaque nation de définir le dispositif de protection sociale qui lui paraît approprié pour ses membres.

 

L'intérêt majeur du livre réside dans la construction de deux archétypes de la protection sociale (la "traditionnelle" et la "positive") qui permet de radicaliser les oppositions entre deux conceptions du modèle social et ainsi de faire ressortir les traits saillants de l'un et de l'autre. Cette distinction apparaît éclairante pour lire les débats français. La conception de la protection sociale comme un ensemble de droits obtenus à partir de cotisations préalables, insusceptibles d'être soumis à des conditions relatives aux comportements et délivrés de manière uniforme lors de la réalisation du risque y reste en effet très prégnante. Il est indéniable qu'elle pèse sur les évolutions de notre système. Pour autant, même si ce n'est pas sans difficultés, les interventions sociales s'y sont également transformées et les réformes engagées empruntent leur inspiration au modèle de la protection sociale dite positive : individualisation et personnalisation des droits, appel à l'autonomie des bénéficiaires, conditionnalité des aides et prestations, élargissement des possibilités de choix.

 

Giddens s'affirme comme un militant du modèle "positif". Cette attitude militante se justifie-t-elle toujours aujourd'hui où le modèle positif est globalement devenu une référence, si ce n'est dominante, en tout cas largement acceptée ? En désignant l'un des modèles d'un terme péjoratif (traditionnel) et l'autre d'un terme laudatif (positif) l'auteur s'interdit d'aborder les questions que peut légitimement poser ce modèle dit "positif"'. Cette stratégie rhétorique discrédite, a priori, toute tentative d'interroger les tendances actuelles d'évolution de la protection sociale. 

     

Or, il faudrait interroger si ce n'est la contradiction, du moins la tension, entre la volonté d'articuler la protection sociale autour de l'autonomie des individus et l'ambition de changer, à travers elle, les modes de vie. Partager l'idée qu'il vaut mieux inciter et sanctionner qu'interdire ou prescrire et que cette attitude est plus respectueuse de la liberté de choix des individus n'interdit pas de penser qu'un dispositif serré d'incitations et de sanctions peut devenir lui aussi un système de contrainte.

 

 On peut souhaiter offrir de nouvelles possibilités de choix aux individus mais ne pas ignorer, pour autant, que ces choix s'inscrivent dans des environnements largement contraints. Par exemple, ne pas s'illusionner sur la portée du choix de l'âge de départ à la retraite qui pour une grande majorité n'est pas libre mais dépend au premier chef de l'état de santé, des conditions de travail et de la politique d'emploi de l'entreprise.

 

On peut, également, avec Isabelle Astier s'interroger sur les tensions liées au "nouvelles règles du social" où l'individu est censé être actif, produire sa vie : "ce nouveau droit social en reconnaissant l'exclu ou le salarié en tant que personne ouvre de nouvelles perspectives pour les individus, mais il les expose aussi très différemment que ne le faisait le droit social classique. Il s'agit ici d'appliquer un principe d'égalité concrète qui, d'une certaine manière prétend égaliser en différenciant. Le droit à la dignité n'est par conséquent jamais très loin de l'injonction à vivre dignement".  

 

Souscrire au souci de responsabiliser les bénéficiaires de la protection sociale n'interdit pas d'être sensible au risque de les priver, au motif de comportements considérés comme irresponsables, de protections nécessaires à leur "estime de soi". Il n'est pas contestable qu'il convient d'armer les individus pour faire face aux transitions mais n'y a-t-il pas un risque que la collectivité s'estime quitte de tout devoir dès lors qu'elle a distribué les chances de réussir dans la compétition économique ? L'injonction adressée à tous les individus d'être autonomes et responsables est-elle vraiment soutenable par tous ? Cet appel à la responsabilité et à l'autonomie ne peut-il pas devenir dans certaines circonstances, un processus de stigmatisation des bénéficiaires de la protection sociale ?

 

La "modernité" l'ayant emporté, la querelle des anciens et des modernes n'est plus, en matière de protection sociale, l'enjeu majeur aujourd'hui. Il réside plutôt dans la capacité à s'interroger lucidement sur les apports mais aussi sur les limites et les risques du nouveau modèle. A. Giddens, esprit aussi positif que la protection sociale qu'il promeut, n'entend pas s'embarrasser dans sa croisade contre les sociétés bloquées de ces questionnements superflus, qui témoignent certainement d'un penchant "négatif".

 

Enfin on ne peut qu'être frappé à la lecture par certaines légèretés. Passe encore que Joschka Fischer soit promu, à la page 298, "premier ministre allemand". Mais, lorsque, à la page 63, on lit : "la France dépense pour sa politique sociale autant que la Suède. Or la pauvreté y est trois à quatre fois supérieure." ; un recours à Eurostat s'impose pour constater que le taux de pauvreté, à 60% du revenu médian, s'élève, en 2005, à 9% en Suède contre 13 % en France. Un écart certes mais pas une multiplication par trois ou quatre. De plus, cette erreur permet d'asséner : "En effet …la politique sociale française n'est pas redistributive – la plupart des dépenses sociales contribuent en fait à accroître les inégalités existantes". C'est connu, la France est un pays tellement tourné vers le dynamisme économique qu'elle organise des transferts sociaux pour augmenter les revenus de ceux qui réussissent. D'ailleurs puisque A. Giddens se place sur le terrain de la comparaison des taux de pauvreté, il pourrait mentionner le taux de pauvreté au Royaume-Uni qui, selon la même source, se situe quant à lui à 18 %,   stable à ce niveau depuis 1996. De là à penser que toutes les sociétés connaissent des blocages…