Récit des rapports entre psychiatrie et homosexualité, qui fut longtemps considérée comme une pathologie par celle-ci.

L’homme sur la couverture, avec son nœud papillon, son costume trop large, mais surtout sa perruque et son masque hideux, c’est "Dr. H. Anonymous". La photographie est prise en 1972 à Dallas. John Fryer, de son vrai nom, est un jeune psychiatre américain, membre de l’American Psychiatric Association (APA). Il en est par ailleurs l’organiste officiel, et c’est lui qui introduit en musique chaque année les assemblées générales de l’APA   . Mais en ce mois de mai 1972, il compte bien faire résonner une note discordante : déguisé afin qu’on ne puisse pas le reconnaître, la voix trafiquée, il a accepté de participer à une conférence visant à rétablir le dialogue entre les psychiatres et les homosexuels. Il faut dire que depuis quelques années, les relations entre psychiatres et homosexuels étaient devenues ouvertement conflictuelles : tandis que des communautés gay, qui revendiquent publiquement le droit à un "style de vie différent", sont en train de se former dans la plupart des grandes villes américaines, l’ensemble de l’institution psychiatrique (et psychanalytique) continue de camper sur la conviction que l’homosexualité, caractérisée comme une perversion de l’instinct sexuel, est pathologique. Cette tension grandissante entre les psychiatres et les homosexuels est palpable à tous les niveaux : de nombreux symposiums psychiatriques, réservés aux spécialistes de la question (lesquels ne sont jamais à court d’imagination lorsqu’il s’agit de proposer de nouveaux moyens thérapeutiques pour mettre fin à cette "maladie"   ), sont interrompus ou chahutés par des activistes homosexuels. À l’intérieur même de la communauté psychiatrique, des clivages apparaissent. C’est d’ailleurs là le sens de la présence de Dr. H. Anonymous à cette conférence de 1972. Invité en tant que psychiatre et homosexuel, il entend représenter l’ensemble des psychiatres homosexuels de l’APA qui militent pour mettre fin à la stigmatisation dont ils sont victimes, à commencer par le simple fait qu’être homosexuel soit jugé incompatible avec le digne et sain exercice de leur profession. L’année suivante, un comité spécial au sein de l’APA est mis en place pour réévaluer la question de l’homosexualité. En décembre 1973, le Comité de nomenclature de l’APA organise un vote et décide, dans la plus grande confusion, de supprimer l’homosexualité de la classification officielle des troubles psychiatriques (en l’occurrence, le DSM-II)   .

American Psychiatry and Homosexuality, An Oral History entreprend de revenir sur cette période tumultueuse de la psychiatrie américaine qui a abouti à dépathologiser l’homosexualité, mais en confiant le récit de cette histoire à ceux qui en ont été des acteurs privilégiés. Le livre, organisé thématiquement en trois sections, est en fait la compilation d’une série de portraits et d’entretiens réalisés entre 2001 et 2006 pour le Journal of Gay & Lesbian Psychotherapy. Dix-sept portraits de psychiatres se succèdent, dix-sept points de vue différents sur cette histoire, mais aussi autant d’histoires singulières racontées tantôt sur le ton de la confidence, tantôt dans un style plus épique.



La première section du livre recueille les témoignages et les récits de vie de psychiatres renommés qui ont joué un rôle clef dans la décision de l’APA en 1973. À commencer par ceux de John Fryer, alias Dr. H. Anonymous, devenu en quelque sorte le symbole anonyme de cette résistance interne organisée au sein de l’institution psychiatrique. S’ensuit un entretien avec Charles Silverstein, qui était  rapporteur en 1973 pour le Comité de nomenclature de l’APA, et qui argumenta avec opiniâtreté et intelligence en faveur de la suppression de l’homosexualité hors de la classification psychiatrique   . On lira avec intérêt le bel entretien avec Lawrence Hartmann   , qui longtemps après l’épisode de 1973 continua de contribuer à l’intérieur de l’APA à un "changement de climat" à l’égard des minorités en général. Robert Campbell, célèbre pour le dictionnaire des termes psychiatriques qui porte son nom, raconte pour sa part le rôle d’intermédiaire qu’il a joué entre le Comité de l’APA et certains groupes d’homosexuels activistes, et rappelle l’importance stratégique qu’il y eut pour les psychiatres homosexuels du Comité à ne pas se montrer trop pro-homosexuels… L’entretien avec Judd Marmor   offre une mise au point claire et concise sur la place de l’homosexualité dans le discours scientifique et médical de l’époque. Il insiste pour son compte sur le fait que la décision de l’APA en 1973 est davantage le fruit du débat contradictoire et de l’étude des faits scientifiques qui ont été rendus possibles au sein de l’APA, que celui d’une supposée pression politique de la communauté gay. S’il y a eu pression "politique", tient-il à rappeler, celle-ci est plutôt venue du côté des opposants conservateurs (comme Irving Bieber et Charles Socarides) qui ont cherché à recueillir des noms pour forcer un vote de l’APA. Ce qu’ils ont fini par obtenir, mais à leur plus grande consternation – puisque le vote finalement confirma la position du Comité. La première section du livre se termine par un entretien avec Robert Spitzer. Celui qui va bientôt incarner le renouveau de la classification psychiatrique américaine   n’est encore en 1973 qu’un jeune et brillant "junior" de l’APA. Mais sa présence dans le comité va être décisive. D’abord pour la caution scientifique qu’il apporte ainsi que pour les qualités qu’on lui reconnaît déjà en matière de "diplomatie nosologique". Mais aussi parce qu’il est initialement du côté de ceux qui estiment que l’homosexualité est une maladie, et même une grave maladie de la personnalité. Or, le fait qu’il finisse par se ranger du côté de ceux qui veulent supprimer l’homosexualité de la classification apparaîtra, in fine, comme un argument de poids.



Si, dès la fin des années 1960, les psychiatres homosexuels avaient pris l’habitude de se réunir de manière informelle en marge des réunions annuelles de l’APA, la suppression de l’homosexualité comme catégorie pathologique en 1973 va faciliter la constitution de groupes de psychiatres revendiquant publiquement leur orientation sexuelle. La deuxième section du livre dresse les portraits de quelques fondateurs de l’Association of Gay and Lesbian Psychiatrists (AGLP), initialement dénommée The Caucus of Gay, Lesbian, and Bisexual Members of the American Psychiatric Association (CGLBM-APA), et dont l’influence, dans le sillage de la décision de 1973, a été grande dans la reconnaissance des minorités sexuelles au sein de l’institution psychiatrique. On y découvre les portraits de Frank Rundle (président de l’AGLP de 1977 à 1980), de David Kessler (président à San Francisco de la BAPHR – Bay Area Physicians for Human Rights – de 1978 à 1980, président de l’AGLP ensuite de 1980 à 1982, et surtout fondateur en 1992 du CLAGS – Center for Lesbian and Gay Studies – qui favorisera l’implantation académique des Gender Studies dans le monde universitaire), de Nanette Gartrell (qui a beaucoup contribué à la représentation des lesbiennes au sein de l’AGLP), de Stuart Nichols (fondateur et président du GPNY en 1978 – Gay Psychiatrists of New York – , président de l’AGLP de 1983 à 1984), d’Emery Hetrick (co-fondateur en 1979 d’un Institut pour la protection des jeunes homosexuels, et qui a beaucoup œuvré pour la prévention du VIH chez les adolescents).

 La dernière section du livre dresse, de manière plus générale, quelques portraits de psychiatres "of note" dont les prises de position ou les travaux ont contribué à changer le regard médical sur la question de l’homosexualité. Hommages sont ainsi rendus à Bertram Schaffner (qui s’est tôt impliqué dans la lutte contre l’épidémie du SIDA, en cherchant notamment à mettre en place, pour contrer l’hystérie collective, des programmes confidentiels de soutien médical et psychologique aux patients atteints par le VIH), à Martha Kirkpatrick (psychiatre d’orientation psychanalytique dont les travaux ont porté sur les relations des enfants à des mères lesbiennes), à Richard Isay (le premier psychanalyste ouvertement homosexuel de l’APsaA   – une gageure !), à Richard Pillard (connu pour ses études épidémiologiques sur l’incidence de l’homosexualité chez les vrais jumeaux), à Edward Hanin (jadis Président de la New York State Psychiatric Association), et à Ralph Roughton (qui a été le pivot de la reconsidération de la question homosexuelle à l’intérieur de l’APsaA). 



American Psychiatry and Homosexuality, An Oral History permet d’esquisser, à travers la série des entretiens qu’il regroupe, un tableau intéressant du paysage de la psychiatrie américaine des années 1970. Si la bataille autour du statut de l’homosexualité est au centre des discussions, l’intérêt du livre tient aussi dans la qualité et l’éclatement des vues particulières qui nous sont offertes de cette période charnière. Sans doute, le livre, concentré à décerner des médailles individuelles, tend à négliger la dimension sociologique des phénomènes dont il traite. Mais en cela même, dans sa volonté de s’attacher aux histoires singulières, il constitue un document riche qui complète assez bien le livre qui demeure la synthèse de référence sur le sujet, à savoir le livre de Bayer publié en 1981