Redonner à la Rome augustéenne toute sa place dans la production des mythes étiologiques. Un vaste programme mais un traitement inégal.

Il est une catégorie d’ouvrages qui laisse au chroniqueur une profonde insatisfaction une fois la quatrième de couverture rabattue. Rome, l’Arcadie et la mer des Argonautes en est un assez bon exemple, et ce pour une raison principale : il y a, pour ainsi dire, "erreur sur la marchandise". Le sous-titre, la présentation de l’ouvrage et sa classification disciplinaire, font espérer un ouvrage ambitieux à la croisée de la littérature, de l’anthropologie et de l’histoire. Les deux problématiques qui prétendent structurer le livre sont également très alléchantes, l’auteur affichant sa volonté de rendre compte des modalités de production des mythes à l’époque augustéenne et surtout de souligner en quoi Rome "aurait transmis aux cultures européennes un modèle de fabrication et de fonctionnement des mythes". Or problème majeur : l’approche de Jacqueline Fabre-Serris est quasi-exclusivement littéraire et ne répond finalement que très partiellement aux ambitions affichées.


Deux mythes étiologiques produits dans et par une société romaine en crise

La période comprise entre le Ier siècle avant notre ère et le Ier siècle après est celle de tous les dangers mais aussi de tous les espoirs pour le monde romain. Subissant un demi-siècle de guerres civiles ébranlant une République rongée par sa propre dynamique impérialiste, Rome ne retrouve sa stabilité qu’avec le régime impérial d’Auguste considéré comme le nouveau Romulus et l’annonciateur d’un âge d’or que l’on croyait à jamais disparu. C’est dans ce contexte de crise polymorphe que vont émerger deux mythes étiologiques, i.e des origines, empruntés aux Grecs.

Les auteurs romains, à l’instar de Virgile dans l’Énéide et dans ses Bucoliques, vont tacher en effet de reconstituer l’arbre généalogique de l’urbs, en l’enracinant dans la célèbre Troie mais surtout dans l’Arcadie, première terre habitée et éden perdu, dont la spécificité majeure est la proximité des dieux et des hommes, et qui connaît une fin dramatique suite à la première traversée des Argonautes. Les emprunts sont très sélectifs, nous dit Fabre-Serris, et permettent de lire une critique de l’impérialisme qui a perverti la loi des ancêtres, notamment après les guerres puniques qui ont vu les Romains prendre possession des deux rives de la Méditerranée, et ont entrainé guerres civiles, désolations et la fin du plus équilibré des régimes (dixit Polybe).

Par une analyse intertextuelle savante mais très souvent déroutante pour le béotien, Fabre-Serris interroge le processus de retractatio   . D’un point de vue anthropologique, on retiendra l’importance des catégories de perception dans la sélection des éléments mythologiques grecs, tels que l’importance des exempla (le passé pris comme modèle) ou le primat accordé à la toponymie, caractéristique des sociétés aristocratiques.

L’auteur retrace le cheminement généalogique de ces récits et permet ainsi de saisir les liens entre les différentes traditions littéraires (bucolique ou élégiaque par exemple), mettant en évidence la forte polysémie des termes mythologiques. À ce propos, Fabre-Serris éclaire les oppositions politiques qui se reflètent dans leurs usages herméneutiques, notamment à travers un Virgile laudateur du régime augustéen et un Ovide critique, proche des milieux républicains. Au final, semble s’esquisser un champ littéraire romain très dynamique avec ses réseaux, ses passeurs (Lucrèce) et ses tensions, où règne tout sauf l’unité intellectuelle dans cette période charnière.



Cette première problématique permet ainsi d’interroger les contextes de production mythologiques. Les crises romaines, en l’occurrence, poussent à la réécriture du passé, seule à même de permettre une redéfinition identitaire et de se projeter dans l’avenir.

Enfin, l’auteur analyse brillamment, dans la partie consacrée à l’Arcadie, les liens entre production mythologique littéraire et picturale. Cette mise en parallèle permet d’insister, d’une part sur l’importance de la diffusion des lieux communs relatifs à la terre des origines (proximité du divin, fascination pour le sauvage…), d’autre part, sur le succès de ces "fresques sacro-idylliques", qui est à relier avec le principat, soit directement si on considère que les appartements impériaux étaient à l’origine de ce style pictural, soit plus symboliquement si l’on met en avant la distance spatio-temporelle qui s’est créée avec l’Âge d’or et que le nouveau régime doit combler, soulignant ainsi les angoisses et les attentes des grandes familles romaines.


Un traitement du sujet parfois superficiel, souvent peu intelligible

Si l’analyse génétique et herméneutique des deux récits étiologiques est globalement réussie, il n’en va pas de même de la seconde, qui entend démontrer en quoi ces mythes romains sont au fondement "d’une mythologie des origines en Occident".

On peut admettre avec Fabre-Serris que nos topoi relatifs à une nature originelle, vierge de tout contact avec l’homme, détentrice d’une sacralité inhérente, s’enracinent dans des productions mythologiques romaines et non grecques. Et les représentations iconographiques présentées dans l’ouvrage offrent une très bonne illustration de ce rapport particulier que les Romains nous auraient transmis. Mais comment expliquer la transmission de ces perceptions jusqu’à nos jours ? Que faire, par exemple, de l’héritage symbolique judéo-chrétien ? Il n’en est nullement question. En outre, les interrogations légitimes de l’auteur dans la conclusion, sur la modernité et ses conséquences sur notre rapport à l’environnement, sont abordées sous un angle assez déroutant : celui de la poésie. Les analogies sont peu convaincantes, et notoirement peu intelligibles.

Il faut évoquer en second lieu le déséquilibre dans le traitement des deux mythes, l’auteur consacrant les deux-tiers de l’ouvrage à l’Arcadie. Pourtant, le mythe des Argonautes est le plus aisé à appréhender, les implications historiques davantage explicitées. Il manque finalement à cet ouvrage une certaine unité ; et l’absence de synthèse à la fin des chapitres rend encore plus ardue la bonne compréhension du propos. Les incessantes digressions, les références implicites de l’auteur ne viennent rien arranger… Bref, un manque de clarté générale.

En dépit des nombreuses réserves quant au traitement par trop superficiel de points fondamentaux, Rome, l’Arcadie et la mer des Argonautes aborde des thèmes très intéressants et reste d’un intérêt pédagogique certain (particulièrement pour l’enseignant du secondaire). Si l’auteur ne convainc pas tout au long de l’ouvrage, les problématiques soulevées méritent d’être exploitées plus avant, notamment sur un plan davantage historico-anthropologique. Proposons au lecteur de se référer au précédent ouvrage de Fabre-Serris qui aborde la question de la place d’Ovide dans la production des mythes à l’époque augustéenne. Cela aidera à remettre en perspective les questionnements développés dans le présent ouvrage