Une tentative de débarrasser le "nihilisme"  du flou qui le nimbe en entreprenant d’en reconstruire les usages par la réouverture du dossier Nietzsche-Heidegger.

L’ouvrage est constitué d’un prologue (signé J.-P. Faye), d’une première partition (signée M. Cohen-Halimi), structurée en cinq séquences (d’Anacharsis Cloots à Nietzsche), d’une seconde partition (signée par J.-P. Faye, également développée en cinq séquences, essentiellement consacrées à Nietzsche et à son interprétation déformante par Heidegger), et d’un épilogue (signé par M. Cohen-Halimi). Il ne s’agit donc pas d’un livre écrit véritablement à quatre mains, mais pourtant d’un même propos qui en assure la cohésion : rétablir la généalogie mal connue du  "nihilisme " dans la philosophie moderne et contemporaine à partir de l’Idéalisme allemand ; donner une interprétation de Nietzsche qui représente, pour les auteurs, le seul penseur qui ait su véritablement déjouer les pièges de la thématique nihiliste, tandis que Heidegger n’a fait que dévoyer ce thème en imposant une interprétation forcée et orientée par d’autres intérêts politiquement datés de l’entreprise nietzschéenne.


Une généalogie philosophique du terme

En reconnaissant la variabilité des sens accordés au terme de nihilisme au fur et à mesure que se développent ses reprises dans des contextes très différents – Jacobi, les premiers  "nihilistes " russes –, les auteurs exposent leur projet  "puisqu’il ne saurait être question d’en réduire les variations ", il s’agira  "plutôt d’explorer la possibilité de trouver les lois de sa variabilité ". En effet, Cloots souhaitait voir s’installer un athéisme radical dans un geste identique à celui de Sade ( "Français, encore une effort… "), tandis que Jacobi fustige le déisme kantien en l’identifiant de manière polémique et finalement erronée à l’athéisme, puis identifie nihilisme et rationalisme en général. Par la suite, chez Bakounine, le geste nihiliste de la table rase et la croyance en un  "esprit éternel qui ne détruit et n’anéantit que parce qu’il est la source insondable et éternellement créatrice de toute vie ", l’identification de la  "passion de destruction " à une  "passion en même temps créatrice " sont une sorte de lieu commun des mouvements gnostiques antinomistes : il eût ainsi mieux valu prendre pour point de départ non pas Cloots, mais un personnage plus complexe, le sectataire frankiste Mosès Dobruchka qui, devenu catholique sous le nom de Thomas de Schönfeld, se fit porte parole des Lumières voulues par Joseph II, fonda une loge maçonnique, et, après le déclenchement de la Révolution française, devint jacobin à Strasbourg pour finalement, en avril 1794, à quarante ans, gravir, en même temps que Danton, les marches de l’échafaud sous le nom de Junius Frey. Comme Scholem l’a bien montré, il s’agit, ante litteram, de nihilisme en un sens particulier, mais, depuis, sans cesse repris dans maints discours révolutionnaires (qu’ils soient de gauche ou conservateurs).


Chez Jacobi comme chez Dostoïevski, la critique de l’athéisme philosophique supposé conduit à l’accusation plus générale de la démarche rationnelle, conceptuelle, accusation qui, au passage, englobe également le judaïsme considéré comme parangon d’une orthopraxie vouée à ne plus se préoccuper véritablement de la foi. Mais il est alors risqué de mettre pour ainsi dire sur un même plan la querelle de l’athéisme dans l’Allemagne de l’idéalisme et les diatribes russes et slavophiles contre  "les " Juifs qui incarnent – soustraction faite, notamment, des courants encore puissants du hassidisme – la modernité urbaine et politique, comme ce fut également le cas en France lors de l’affaire Dreyfus.

Le parcours débouche sur Nietzsche qui occupe une place centrale dans l’ouvrage ; en amont, au terme de la première section, parce qu’il apparaît comme le seul penseur à traiter de manière ironique le terme ; et en aval, tout au long de la deuxième section, puisque c’est à partir de la manière dont Heidegger va déformer ou détourner la conception nietzschéenne du nihilisme que se développe la critique de Jean-Pierre Faye qui culmine, pp. 236-239, dans la dénonciation de l’identification par Heidegger du  "nihilisme " à la  "métaphysique ".


Sauver Nietzsche contre Heidegger

Le dossier Nietzsche-Heidegger a déjà été maintes fois instruit, et, dernièrement, de manière très percutante par Kittsteiner. Il est certain que Nietzsche n’a jamais identifié nihilisme et néant au sens où Heidegger l’entend ; il est également assuré que Heidegger est resté étonnamment sourd au fait que Nietzsche entendait suivre le  "fil conducteur du corps " à partir d’une conception particulière de ce qu’il appelait  "énergie " et donc d’une conception spéciale du jeu des forces pulsionnelles. Mais il est bien moins sûr que Nietzsche ait fait preuve d’une ironie suffisante à l’égard du terme  "nihiliste " dont il use dans un registre qui est clairement celui d’une  "philosophie de l’histoire " et qui l’éloigne moins qu’on pourrait le penser de la configuration heideggérienne de la Kehre et de l’Ereignis ou, plus généralement, de l’historialité et de la  "querelle " entre l’être et l’étant. Pour Nietzsche, nihilisme reste synonyme de décadence, et s’il peut effectivement se dire à bon droit  "nihiliste " c’est en sachant quelle nécessité implique sa présence permanente dans l’histoire et plus particulièrement aux moments critiques qui la ponctuent, c’est-à-dire au préalable de chaque conversion des valeurs dont le nihilisme est une composante indispensable.


Vers une  "critique de la raison narrative ?

L’ambition de l’ouvrage est aussi d’ouvrir la voie à une  "critique de la raison narrative "   , mais la question philosophique d’arrière-plan – quels sont les rapports entre une recherche d’ordre systématique et son inévitable expression dans une œuvre ? – semble avoir été plus nettement posée par Rickert dans un article de 1913,  "Sur le système des valeurs ", qui recèle une très ironique critique de Nietzsche et, tout à la fois, une prudence admirable à l’égard des dérives que peut connaître tout système dès qu’il s’engage dans l’exposition littéraire lato sensu de ce qu’il a cru pouvoir montrer, autrement dit, dès qu’il devient  "conception du monde ". Cet aveu de finitude, fait directement écho au kantisme qu’il entendait maintenir jusque dans ses réflexions sur l’histoire, précisément