Retour sur la "frénésie sécuritaire" qui semble agiter la France depuis une dizaine d’années.

Les faits divers pleuvent. En faisant "diversion", selon le mot de Pierre Bourdieu, ils justifient une inflation de politiques sécuritaires qui visent à rétablir la quiétude dans nos rues et nos quartiers, dans nos stades de football et nos transports en commun. Des réformes du système pénal à l’organisation policière, en passant par l’introduction de nouvelles techniques de surveillance et de gestion des populations, c’est une véritable "frénésie sécuritaire" qui semble s’abattre sur notre pays.

Les sciences sociales, et la sociologie en particulier, se doivent de lutter contre les évidences. En la matière, Laurent Muchielli rappelle à juste titre dans son introduction que la question de l’insécurité "n’est pas nouvelle, de même que ses objets – les bandes de jeunes par exemple"   . Telle question historique n’est cependant pas la question centrale de l’ouvrage. Celui-ci traite plus spécifiquement de la manière concrète dont se déploie cette "frénésie", la façon dont elle est justifiée et dont elle est déclinée au quotidien.

L’un des problèmes auxquels tente de répondre l’ouvrage est celui qui consiste à évaluer le rôle de "Sarko" dans cette frénésie sécuritaire. Laurent Mucchielli évoque ainsi l’alignement des positions, de droite comme de gauche, sur les thématiques sécuritaires dans le courant des années 1990. Le "tournant sécuritaire" aurait ainsi été définitivement adopté quand, revenue au pouvoir en 1997, la gauche "plurielle" emmenée par Lionel Jospin a voulu occuper pleinement le terrain. Si la politique menée fut "équilibrée et ambitieuse", "reste qu’un tournant était pris et qu’une escalade était engagée, sur un double plan médiatique et politique"   . En témoigne le colloque de Villepinte d’octobre 1997 durant lequel Lionel Jospin proclama que la sécurité était "une valeur républicaine, ni de droite ni de gauche". Il n’en reste pas moins, insiste l’auteur, que depuis 2002 et une élection présidentielle qui se fit sur les thèmes de "l’insécurité" et la "tolérance zéro", un "cap important" a été franchi "dans l’évolution des politiques publiques". Dramatisation   , criminalisation   , déshumanisation   , disciplinarisation   et désocialisation   en seraient les pierres angulaires.

Le livre est composé de dix contributions. L’un de ses grands mérites est de faire tenir ensemble, dans un ouvrage sérieux qui se lit aisément, des juristes, des sociologues ou encore des politologues, dont l’introducteur rappelle qu’ils sont des "spécialistes reconnus dans leur domaine et indépendants du pouvoir politique"   .



Le "surarmement pénal" et ses conséquences sociologiques


Une large partie de l’ouvrage est consacrée aux évolutions du système pénal français. Émergerait ainsi, selon les enseignements des premières contributions, un modèle sécuritaire fondé sur un "surarmement pénal". Jean Danet, juriste, retrace "l’activité législative exceptionnelle" qui, de 2002 à 2007, a considérablement modifié le code de procédure pénale et le code pénal. Il note ainsi que "nous avançons vers un modèle à la fois globalement plus "garantiste" au plan de la procédure pénale, c’est-à-dire soucieux de s’inscrire dans la matrice du procès équitable et d’assurer des garanties au justiciable en termes de défense, et plus "sécuritaire" au plan des incriminations et des sanctions mais aussi dans la recherche des infractions en phase d’enquête"   . En ce sens, seul le procès est plus garantiste et "la phase d’enquête échappe encore totalement à l’emprise du procès équitable". Par ailleurs, l’auteur note un cruel manque d’évaluation sur le surarmement pénal qui "fait croire aux honnêtes gens que la justice a les moyens de nous prémunir contre tout risque"   . Sous-estimant les facteurs sociaux de la délinquance, la frénésie pénale risque de ne pas diminuer l’insécurité sociale. Finalement, conclut l’auteur, "le modèle garantiste-sécuritaire ne nous garantit ni la sécurité ni le procès équitable"   . Dans la lignée de cette réflexion, Christine Lazerges revient sur les évolutions sécuritaires du droit pénal des mineurs qui réhabilitent, en l’alignant progressivement sur le droit pénal des majeurs, la prise en compte de "l’acte de délinquance" au détriment de la "personnalité du jeune".

Ces deux contributions sont ensuite enrichies par deux types de réflexions sociologiques. La première, proposée par Philipp Milburn, revient sur la "surpénalisation" dans le cadre d’une sociologie politique des professions juridiques qui interrogent les évolutions du système pénal du point de vue de la pratique quotidienne des magistrats. Il montre la complexité du processus de durcissement de la justice pénale, qui passe par "divers canaux car les tribunaux et les juges qui y siègent ne sont pas placés sous l’autorité directe du pouvoir exécutif"   . C’est essentiellement le rôle du parquet, "entre politique sécuritaire et action judiciaire", qui est alors analysé. La seconde, proposé par le sociologue Bruno Aubusson de Cavarlay, revient, par un usage contrôlé de l’outil statistique, sur les ressorts concrets de "la nouvelle inflation carcérale"   . Sont notamment notés une pénalisation accrue des atteintes à la personne, compensée par une baisse des condamnations pour vols, mais surtout un accroissement des "filières pénales" alimentées à la base par une initiative policière toujours plus libérée (pensons notamment aux infractions en matière de circulation routière ou de stupéfiants) et un acharnement "sans fin" sur la récidive. Le tout provoque une "inflation carcérale" qui "conduit à donner la priorité, lors des choix budgétaires, aux programmes immobiliers d’extension du "parc" pénitentiaire dans une course interminable contre la surpopulation des établissements"   .


Un contrôle sans failles ?

Dans une autre large part de l’ouvrage, les contributions descendent d’un cran dans l’observation du processus de frénésie sécuritaire pour s’intéresser à l’évolution des techniques de maintien de l’ordre social, de gestion et de contrôle des populations. Le juriste Serge Slama revient sur les évolutions caractéristiques de la politique d’immigration et sur la banalisation, l’industrialisation et la carcéralisation de la rétention (qui ne doit être, en principe, qu’exceptionnelle et dérogative), y voyant même "un laboratoire de la frénésie sécuritaire"   . Trois contributions traitent plus spécifiquement de la genèse d’équipements qui assurent quotidiennement le tissage d’une société sécuritaire. Ainsi, le sociologue Mathieu Rigouste traite de l’importation des techniques et des schémas militaires à l’activité policière de contrôle des quartiers populaires, dans une répression contre la "guérilla urbaine" qui est devenue, au cours des années 1990, "l’un des secteurs importants du marché sécuritaire"   .

Éric Heilmann, quant à lui, évoque la question de la "vidéosurveillance", utilisée au départ dans la lutte contre le terrorisme et devenue, par extension, un élément central de la thématique sécuritaire. Pourtant, selon l’auteur, études et rapports à l’appui, sauf à alimenter le "marché des biens de sécurité", la vidéosurveillance n’a rien prouvé en termes d’efficacité, bien au contraire : elle ne serait qu’un "mirage" constitutif d’une "rhétorique sécuritaire" qui masque l’absence cruelle d’analyses rigoureuses en ce domaine. Enfin, le politologue Pierre Piazza évoque le cas de la "biométrie", partie prenante d’une processus de "rationalisation des techniques policières d’identification érigeant le corps humain en un objet de savoir"   que l’on peut faire remonter au début du XIXe siècle. Tandis que le Fichier automatisé des empreintes digitales (FAED), institué en 1987 et devenu pleinement opérationnel en 1994, ne servait au départ que comme outil d’identification criminelle, il s’est peu à peu trouvé divers domaines d’application comme la gestion des flux migratoires ou encore la lutte contre le terrorisme. Cela a amené la Commission européenne, par un règlement du 13 décembre 2004, à biométriser les passeports des citoyens de l’Union européenne. Ayant pointé les failles possibles d’un tel équipement, qu’il relègue au rang de "fantasme", l’auteur évoque le rôle que joue la biométrie dans le renforcement des pouvoirs policiers, même si cela doit se faire au détriment de la protection individuelle.



L’institution policière questionnée

Nous le voyons, le livre propose une réflexion sur la "police", au sens large d’un terme qui peut être entendu comme l’activité qui organise le rassemblement des êtres humains en communauté, qui ordonne la société et qui la régule. Les activités de répression et de contrôle social y occupent évidemment une place centrale. Mais le livre propose également un regard plus spécifique sur la "police" comme administration regroupant du personnel de la force publique visant à assurer le maintien de l’ordre et de la sécurité. Ainsi, Laurent Mucchielli aborde de façon éclairante la "production des bons chiffres" par l’institution policière. Il décrit un nouveau "management de la sécurité" dans lequel il est demandé aux gendarmes et aux policiers, depuis 2002, "d’obtenir les résultats demandés à l’avance par le ministre"   . Plutôt que d’accuser de malhonnêteté les fonctionnaires de police ou de gendarmerie, l’auteur tente d’examiner les effets que cela peut avoir sur l’évolution de la délinquance enregistrée et sur l’activité réelle de la police. Le résultat est clair : contrairement aux atteintes aux biens et aux personnes, indépendantes de l’initiative policière, la plupart des "délinquances d’ordre public" (contentieux des étrangers, consommation de stupéfiants ou encore dégradation sur la voie publique) augmente. Ainsi, le seul impact de ce "management" par les chiffres visant une intensification de l’action de la police est l’intensification de la répression de la "petite délinquance". Pour cause, entre 2002 et 2006, le nombre de gardes à vue a augmenté de 40%, augmentation deux fois supérieure à celle des mises en examen, et neuf fois supérieure à celle, légère, des incarcérations. Est alors noté "un écart croissant entre la pression policière et les décisions judiciaires", écart qui a permis le déploiement d’une rhétorique dénonçant "le laxisme de la justice".

La contribution du sociologue Christian Mouhanna, quant à elle, nous permet de revenir sur la suppression récente de la "police de proximité" en France. Tout en évoquant l’aversion de Nicolas Sarkozy envers les policiers qui "se prennent pour des travailleurs sociaux", l’auteur tente de comprendre ce refus de la police de proximité en interrogeant la genèse d’un "modèle français", "archétype de la bureaucratie centralisée"   de l’institution policière. Il pointe alors "une tradition française jacobine de gestion centralisée des affaires policières, qui ne laisse que peu ou pas de place aux demandes du public"   . Au contraire, la situation de proximité "est beaucoup moins confortable (…) dans la mesure où le policier, placé sous le regard de ses commanditaires, dispose de moins de latitude d’action, et doit justifier de son action et de son efficacité"   . Face aux nombreux mécontentements, tant parmi les chefs que les exécutants, qui ont émané de cette situation, "l’équipe Sarkozy a su rassurer ses troupes, en revenant aux "fondamentaux" de la police française : retour de la hiérarchie et évaluation chiffrée de l’activité. Mais en allant plus loin que ses prédécesseurs."  


À destination du grand public, La Frénésie sécuritaire offre donc un panorama intéressant des recherches menées sur l’évolution du système pénal et des techniques de gestion des populations. Il dresse un tableau de cette "nouvelle culture du contrôle" qui semble se dessiner dans l’ensemble des sociétés occidentales   , sans oublier d’évoquer les résistances des professionnels qui y sont impliqués. Si les contributions ne vont pas toujours au fond des choses, il reste au lecteur intéressé de se pencher plus avant sur la bibliographie des différents auteurs, très rapidement présentée en fin d’ouvrage