Si Zola dépeignait la société actuelle, il y aurait sans doute dans son œuvre une place pour l’open space et le management par le "stress positif".

Étienne Lantier, cinquième du nom, ne descend plus dans la mine. La méritocratie républicaine a permis à ses parents de faire des études, et lui-même, fils de cadre, a eu accès à une prestigieuse école de commerce à 6000€ l’année. Il se lève tous les matins à 6h30, s’engouffre dans un RER bondé, direction "La Défonce", où il travaille au vingt-quatrième étage d’une tour vitrée, vue imprenable sur… la tour d’en face. Après son troisième café, il est opérationnel pour présenter son powerpoint en "copil" (comité de pilotage). Depuis un an et huit mois, il est en CDI chez F&Z, prestigieux cabinet de conseil : consultant, la classe. La chemise qui sort du pressing en prend un coup quand soudain le téléphone sonne : "feedback" négatif du client. Le stress monte d’un coup. Ça mérite bien un autre café.

Octave Mouret, cinquième du nom, a lâché la cravate pour le col Mao. Aujourd’hui c’est vendredi, et tout est permis. Depuis deux ans qu’il est passé chef de projet, il n’a eu que des évaluations positives. Il s’attend à une proposition de promotion d’un moment à l’autre. Rien ne devrait plus s’opposer à ce qu’un jour il soit partner. "n + 1" de Étienne, il traverse l’open space pour lui lancer un cordial "tu passes me voir dans la journée, me donner ton sentiment sur le retour client". Large sourire, décontracté, jeune cadre dynamique. Mais derrière son écran, Octave surfe sur les sites des ONG : et pourquoi pas tout lâcher pour partir en mission humanitaire ? Démangeaisons, l’eczéma le reprend. Son "Crackberry" vibre : retour à la réalité, pour l’Afrique on verra plus tard.

Étienne et Octave sont à peine des personnages de fiction. Ils sont les nouveaux héros du roman réaliste du XXIe siècle : profession glamour, feuille de paie en K€, taxi remboursé après 21h. Chouchous de la nouvelle économie, de quoi pourraient-ils bien se plaindre ?

Alexandre Des Isnards et Thomas Zuber ont pourtant décidé de jouer les trouble-fête dans cet univers idéal, et de déchirer le voile d’ignorance qui masque la réalité quotidienne des jeunes cadres de l’audit, des agences de pub, du conseil ou des SSII. Etouffés par le management de la "positive attitude", où pour être dans le coup il faut être bronzé toute l’année, avoir la banane même quand on est "complètement charrette" (débordé), tutoyer son boss sans faire trop de mauvais esprit et surtout ne pas partir le premier sous peine de récolter un "tiens, tu as pris ton après-midi ?" à 18h30, de plus en plus de trentenaires surdiplômés n’en peuvent plus de jouer la comédie du bonheur.

À travers un recueil de témoignages, saynètes quotidiennes pour les "victimes de l’open space", les auteurs nous dévoilent sans détour l’envers du décor : horaires extensifs, pression par les pairs, perte de sens dans des tâches routinières sans prise sur la globalité du projet et masquée par un jargon pédant, et sourire, toujours sourire. Dans des entreprises où "tout le monde est cadre sauf une comptable et la secrétaire", plus personne ne sait qui dépend de qui, et d’où viendra le prochain jugement, ni dans quelle équipe on sera "staffé" la semaine prochaine.



À lire ces tranches de vie, souvent drôles malgré leur effrayante vérité, on comprend mieux pourquoi les jeunes cadres sont aujourd’hui réputés désinvestis : le divorce avec l’entreprise semble consommé quand celle-ci exige de plus en plus de sacrifices personnels sans jamais donner le moindre signe de reconnaissance. Alors ils craquent, démissionnent du jour au lendemain, partent se vendre ailleurs, et se heurtent à des murs d’incompréhension à l’extérieur, où on ne voit vraiment pas de quoi ils pourraient se plaindre.

Dans la lignée de Violence des échanges en milieu tempéré, film de Jean-Marc Moutout, L’open space m’a tuer nous tend un miroir pour mieux lire les dérives d’une société qui prône la dictature du bonheur, tout en conservant une approche productiviste. Les résultats sont aujourd’hui bien connus, mais encore trop peu pris en compte : stress au travail, addictions aux technologies portables, frontière floue entre vie professionnelle et vie privée qui entraîne une perte de repères...

Cet essai témoigne de l’urgence d’un débat, et de la nécessité de donner la parole à ceux qui subissent au quotidien les échecs du système. D’une lecture facile et plaisante, il rend aux principaux intéressés le droit à la parole, et soudain les petites récriminations de chacun, qu’on chuchote entre deux portes, font grand bruit. À lire absolument, pour s’ouvrir les yeux, qu’on soit jeune diplômé, parent ayant le secret espoir de voir un jour son enfant devenir consultant, cadre d’une entreprise pratiquant encore le marché interne, ou tout simplement citoyen de cette société