Une biographie imposante et méticuleuse part à la rencontre d’un anthropologue et homme de conviction aujourd’hui méconnu : Paul Rivet.

À l’heure où l’on annonce une rénovation complète du musée de l’Homme   rendue nécessaire depuis le départ de ses collections ethnographiques vers le musée du Quai Branly, l’ethnologue Christine Laurière propose une biographie retraçant l’itinéraire scientifique et intellectuel de son fondateur : Paul Rivet. Inauguré en 1938, le musée de l’Homme est en effet le plus connu des legs de ce médecin devenu anthropologue au Muséum national d’histoire naturelle au début du XXe siècle. Si la postérité ne retient le plus souvent que ce moment de la vie de Paul Rivet, le volumineux ouvrage de Christine Laurière entend lui redonner sa véritable dimension : celle d’une figure emblématique du monde scientifique et intellectuel de la IIIe République qui étendra son aura bien au-delà des frontières nationales. Quatre parties, chronologiques, structurent en autant de moments la vie et l’action de Paul Rivet.


La mission en Équateur

La première concerne sa "mission géodésique en Équateur (1901-1906)", sorte de parcours initiatique qui va conditionner son destin. Né dans les Ardennes le 7 mai 1876, rien ne semble en effet destiner Paul Rivet à s’engager dans la voie de la science anthropologique. Après des études en médecine, il rejoint en 1898 le premier régiment des Cuirassiers de Paris, comme cela est la règle dans la famille où l’on est militaire de père en fils. Nous sommes alors en pleine affaire Dreyfus et la France est divisée. Signe annonciateur de ses actions futures, Rivet prend fait et cause pour le capitaine accusé d’espionnage.

Parallèlement, le gouvernement français confie au service géographique de l’Armée une mission en Amérique du Sud afin de mesurer l’arc de méridien équatorien. Le 1er décembre 1900, le médecin aide major Rivet est affecté à la mission en tant que naturaliste. Il est alors formé au Muséum national d’histoire naturelle où l’anthropologie de l’époque est focalisée sur la recherche des "types raciaux primitifs" de l’humanité.

D’une durée de cinq ans, cette expédition constitue un véritable "baptême du feu" pour Rivet. Tout d’abord, c’est le "choc" de la rencontre avec le peuple Indien qu’il vient étudier. Comment un peuple ayant connu un tel rayonnement avait-il pu devenir un "vaincu" de l’histoire ? Ses études archéologiques, ethnographiques et linguistiques commencent à le convaincre que le paradigme racial, soit l’explication du destin des peuples par leur détermination biologique, est sans doute bien pauvre pour éclairer l’histoire des Indiens.


Rivet, anthropologue diffusionniste


Parti militaire et naturaliste, Rivet revient donc anthropologue et américaniste. La deuxième partie, "De l’anthropologie physique à l’anthropologie diffusionniste (1906-1930)" traite des nouvelles ambitions scientifiques de Rivet et de son insertion dans le cercle étroit des anthropologues.


Alors que la démarche la plus courante est de se focaliser sur les études anatomiques afin de déterminer les caractères raciaux censés être les moins altérables, Rivet, jeune anthropologue ayant encore tout à prouver, se démarque. Partant de son observation en Équateur, il entend combiner les approches linguistiques, archéologiques et ethnographique à la traditionnelle et dominante anthropologie physique basée sur les mensurations anatomiques   Influencé par la pensée de ses maîtres du Muséum national, Rivet s’éloigne de la théorie évolutionniste pour lui préférer la démarche diffusionniste.

L’hypothèse selon laquelle toutes les sociétés humaines passeraient immanquablement par des stades évolutifs nécessaires semble en effet une fausse piste au regard de son expérience en Équateur. Elle lui montre au contraire l’importance de la dynamique des contacts et des échanges matériels et immatériels entre les sociétés. Et, en prenant en compte toutes les manifestations humaines et leurs modifications avec le temps, Rivet espère finalement retracer une histoire du peuplement du continent américain plus juste, bien que plus complexe à établir.


Un initiateur d’institutions

Doté d’un axe de recherche et d’une méthodologie, il peut désormais espérer entamer sa carrière.  La troisième partie, "L’homme d’institutions", revient sur le poids grandissant que prend Rivet dans les institutions anthropologiques françaises existantes ou qu’il contribue à créer.

Dans un premier temps, Rivet fait ses armes en tant que bibliothécaire-archiviste dans la Société des Américanistes. Mais bien vite l’anthropologue encore novice devient la cheville ouvrière ambitieuse de la société savante. En 1909, il devient l’assistant de René Verneau, également américaniste et titulaire de la chaire d’anthropologie du Muséum national d’histoire naturelle.

Stabilisé dans un milieu offrant peu d’opportunités de postes, Rivet montre alors qu’il n’entend pas limiter son action au seul domaine de l’américanisme. En fait, il veut faire renouer l’anthropologie du début du XXe siècle avec celle de ses pères fondateurs : Armand de Quatrefages et Paul Broca. Tandis que l’étude de l’Homme se morcelle en spécialités autonomes (anthropologie physique, sociologie, ethnographie, linguistique), Rivet veut donc redéfinir une science de synthèse de l’Homme, une ethnologie comme il la qualifie. Dès lors, toutes ses actions convergent vers cet objectif.



En mobilisant son réseau relationnel et celui de ses confrères, il parvient à créer en 1911 l’Institut français d’anthropologie fédérant les savants venant d’horizons scientifiques différents et comptant le plus sur la place de Paris. Son amitié avec le sociologue Marcel Mauss, le soutien infaillible du philosophe Lucien Lévy-Bruhl, ainsi que la victoire du "Cartel des gauches" en mai 1924, permettent en 1925 la création de l’Institut d’ethnologie de l’Université de Paris. Désormais, Rivet peut enseigner sa vision de l’ethnologie et l’État français dispose d'un personnel plus qualifié et efficace pour gérer les territoires d’Outre-mer   .

Après une rude bataille dans laquelle il ne ménage pas ses efforts pour trouver des alliés, Rivet devient titulaire de la chaire d’anthropologie du Muséum en 1928. Sa carrière prend alors sa pleine mesure aidée par la vitrine qu’offre le musée d’Ethnographie du Trocadéro dont il devient le directeur. Avec l’Institut d’ethnologie, il contribue à former toute une génération d’ethnologues qui animent le musée du Trocadéro. Cumulant l’enseignement de l’ethnologie et sa vulgarisation Rivet devient incontournable, non seulement en France, mais dans la communauté scientifique mondiale. Grâce à son poids institutionnel et à ses alliances politiques, il parvient à créer le musée de l’Homme, légitimant en place publique l’ethnologie telle qu’il la défendait dès ses débuts.


Rivet, le Front Populaire et le régime de Vichy

La quatrième et dernière partie revient sur "Le temps de l’épreuve" des années 1933-1944. Alors que sa carrière scientifique le place dans une position dominante, le contexte tant national qu’international engage Rivet vers l’action militante. Il devient le président du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes en mars 1934, le premier élu du Front populaire en mai 1935 – avant même que le Front populaire ne soit constitué en tant que tel – et créé la revue Race et racisme en 1937 où collaborent les scientifiques voulant combattre la propagation des théories racistes.
 
Parallèlement, il se mobilise pour donner corps au Musée ethnologique dont il rêve depuis la fin des années 1920. Le musée de l’Homme, œuvre synthèse du savant et de l’homme de conviction, est inauguré en juin 1938. Destiné idéalement à un public populaire, il entend donner une dignité équivalente aux différents peuples de l’humanité dans un contexte marqué par le colonialisme, la montée du fascisme en Europe et l’application de l’eugénisme en Allemagne.

Près d’un an après, la France et l’Angleterre déclarent la guerre à l’Allemagne. Au moment où les Français doivent choisir entre la résistance et le pétainisme, Rivet écrit au Maréchal Pétain pour lui signifier sa désapprobation du nouveau régime mis en place   . Relevé de ses fonctions en novembre 1941 et se sachant surveillé par la Gestapo, il s’exile en Colombie invité par le président libéral Eduardo Santos. Il y fonde l’Institut ethnologique national et forme la première génération d’anthropologues colombiens. De retour en France, il délaisse progressivement le monde scientifique pour s’engager jusqu’à la fin de sa vie dans les causes qui lui tiennent à  cœur : l’égalité des peuples et la lutte contres les nationalismes.


Un acteur majeur de l’institutionnalisation de l’anthropologie en France


Cette "biographie intellectuelle", comme la nomme Christine Laurière, répare donc l’oubli dans lequel était tombé Paul Rivet. Grâce à cette recherche, il retrouve sa place légitime d’acteur majeur de l’institutionnalisation de l’anthropologie en France, que bon nombre d’histoires de la discipline lui avaient fait perdre en se focalisant plus volontiers sur Marcel Mauss, père fondateur attitré de l’ethnographie théorique pendant l’entre-deux-guerres.

Par le biais de l’exercice biographique, cette étude permet de revisiter les débats épistémologiques et postures méthodologiques au-delà de la seule figure retrouvée de Rivet. Elle souligne les contradictions et ambiguïtés – non seulement de Rivet   – mais aussi et surtout de toute la science anthropologique de la première moitié du XXe siècle, marquée par le colonialisme et le paradigme racial   .

Encouragée par un style clair et par des photographies et documents d’archives le plus souvent inédits, la lecture de cette vaste synthèse de la carrière scientifique et politique de Paul Rivet fera finalement oublier au béotien qu’elle est avant tout le résultat d’une thèse universitaire et fournira au chercheur des informations de première main