Michel Rocard revient sur la question de l'adhésion de la Turquie, qui met l'Union européenne face à elle-même, et y apporte une réflexion franche, voire abrupte.

La Turquie, oubliée par l’Europe, poursuit son émancipation dans le Caucase et le Moyen Orient tout en essayant de maintenir une stabilité dans sa politique intérieure. Michel Rocard, dans son dernier ouvrage, Oui à la Turquie, vient rappeler que le débat ne devrait pas être clos en Europe, que les questions posées par cette candidature sont toujours valables et doivent être débattues. Son ultime souhait serait que "la présidence française [soit] l’occasion rêvée de dire Oui à la Turquie".

Le livre de Michel Rocard a tout d’abord le mérite de nous montrer ce que la Turquie a déjà apporté à l’Europe. Par sa seule position de candidat, le pays interroge l’Union sur son identité (grand marché, espace politique ou civilisation ?), souligne le flou de ses projets, révèle ses ambiguïtés et met ses valeurs en question (universalité fondée sur les droits de l’homme ou particularisme chrétien ?).

Ainsi, aux portes de l’Europe, la Turquie ravive la tension qui parcourt une Europe prise entre son histoire – devenue refuge – et des objectifs de plus en plus difficiles à définir. Parce qu’il représente l’altérité, le pays met à mal un projet au départ rationnel. La perspective de son adhésion à l’Europe engendre des discours irrationnels s’appuyant sur la peur de l’Autre – le musulman – et le rappel des racines chrétiennes du vieux continent.

Le livre de Michel Rocard a également le mérite de rationaliser le débat. Il évite les dichotomies islam/christianisme, Orient/Occident, même s’il rappelle que, quel que soit le sujet sur lequel porte le débat (sécurité, démographie, économie, frontières etc.), tout est renvoyé à l’islam, partie intégrante de l’identité nationale turque, d’une part, et raison de rejet de l’opinion dite européenne, de l'autre.

L’ancien Premier ministre fixe la date de l’entrée de la Turquie dans l’Union à 2023, année du centenaire de la naissance de la République créée à l’image des républiques occidentales et fierté de toute une nation. L’adhésion pourrait confirmer ce choix de modernisation entamée dès le XIXe siècle. L’auteur essaie ainsi de corriger l’image d’une Turquie différente parce que musulmane que véhicule l’Europe, alors que l’État-nation turc, s’appropriant la modernité occidentale, a très tôt opté pour la laïcité. En même temps, l’auteur voit dans l’islam un atout pour le dialogue des civilisations et une des raisons de dire oui à la Turquie. Décidément l’Europe produit des paradoxes ! L’Europe n’a-t-elle pas, depuis toujours, considéré la Turquie comme un pays "éligible" grâce à la combinaison exemplaire de la laïcité et de l’islam ? Or, Bruxelles lui demande aujourd’hui de remettre en cause ce qui précisément fait son exceptionnalité dans le monde musulman. L’AKP, le parti qui a conduit son pays aux négociations, répond parfaitement à cette image de la Turquie que lui renvoie l’Europe. Il serait d’ailleurs intéressant de connaître la part de l’attrait de l’Europe dans son succès électoral. Cependant, l’opinion internationale voit dans ce parti la marche vers la démocratisation grâce aux luttes pour les libertés religieuses contre les principes kémalistes et les forces militaires de la vie politique devenues de plus en plus défensives dès qu’il s’agit de la laïcité et de l’intégrité nationale.

 

 

"Oui à la Turquie" parce que l’Europe constitue un levier de la vie politique, économique et sociale, voire culturelle, turque. Relations sociales, valeurs nationales et culture politique ne cessent d’évoluer sous le regard normatif de l’Union européenne et de ses institutions. Les critères imposés par le traité de Copenhague, notamment en matière de droits de l’homme et de respect des minorités, trouvent un écho à la fois dans la société civile qui s’affirme et dans la classe politique. "Des sujets qui fâchent" – les questions arménienne et kurde – sont aujourd’hui débattus dans l’espace public. Grâce à l’Europe, les jeunes générations s’interrogent sur leur histoire nationale ainsi que sur la diversité culturelle, ethnique, linguistique, voire religieuse de leur pays. Malgré l’absence de réflexe démocratique dont fait état Michel Rocard et une culture de la "répression" qui limite les réformes, les médias, les intellectuels, voire certains politiques prennent des risques en portant sur la place publique une parole autre que celle des débats officiels et font surgir des questions historiques et politiques jusqu’alors taboues. C’est surtout là qu’il faut voir la démocratisation de la Turquie !

Mais cela ne suffit pas. Pour l’Europe, se posent aussi des questions de sécurité, de frontières, d’immigration et de démographie. Michel Rocard les passe en revue et les traite avec ambiguïté. Lorsqu’il s’agit de la démographie, par exemple, Michel Rocard estime que la Turquie devrait devenir en 2015 le pays le plus peuplé du continent, juste derrière l’Allemagne. Le pays disposerait alors de "82 sièges – autant que l’Allemagne – au Parlement européen". Il rappelle également que le traité de Lisbonne fixe une limite au nombre des députés des "grands" pays, une mesure qui vise, bien entendu, la Turquie. Cette démographie constitue, en même temps, un potentiel économique qui "permettrait d’élargir la taille de la compétitivité" de l'Union. Ce qui nous renvoie à la question initiale de la vocation européenne : grand marché ou projet politique ?

Que devient le projet politique de l’Europe ? Michel Rocard fait preuve d’une vision pessimiste : le projet fédéral serait mort en 1972. Lorsque la Grèce demande son adhésion, c’est, d’après Rocard, pour se doter d’un "label démocratique". Aujourd’hui, l’ouverture de l’Europe à la Turquie serait utile, toujours d’après l’auteur, pour étendre la zone d’influence des normes communautaires et assurer la vitalité économique et financière du vieux continent. Autrement dit, si l’Europe ne constitue pas un projet politique, pourquoi alors refuser d’intégrer une Turquie dynamique et en pleine croissance démographique, économique et financière ? Que fait-on alors, par exemple, des questions de stratégie et de géopolitique – oubliées depuis la fin de la guerre froide et qui reviennent aujourd’hui dans le débat via le Caucase et la montée de la Turquie sur la scène diplomatique dans la région. L’Europe a besoin de la Turquie, non pas parce qu’elle n’a plus de projet politique, mais au contraire pour se donner les moyens de devenir une véritable puissance et s’intégrer dans la globalisation. "L’Union et la Turquie partagent le même destin" avait déclaré José Manuel Barroso, président de la Commission européenne, lors d’une conférence au printemps 2008 à l’université Bilgi à Istanbul, ainsi qu’au Parlement turc, en réaction à l’éloignement de la Turquie de son projet européen. La question mérite au moins un débat serein et Michel Rocard y contribue avec énergie, conviction et prudence
 

 

* Le blog du livre : ouialaturquie.fr.

* À voir également sur nonfiction.fr :

- Michel Rocard, Oui à la Turquie (Hachette Littératures), par Diego Melchior.