Mythes et réalités de l'Internet chinois.

Alors que les jeux Olympiques et Paralympiques viennent de prendre fin dans un Pékin qui a fait peau neuve pour l'occasion, les librairies françaises se sont mises à l’heure chinoise. Les correspondants ou anciens correspondants étrangers basés dans la capitale semblent s’être passé le mot pour publier des ouvrages sur la Chine – en "tête de gondole" on remarque notamment les écrits de François Hauter   , Luc Richard   et Philippe Massonnet   . De même les magazines sortent des numéros "spécial Chine"   . Enfin, chez les sinologues et universitaires, on note, d’une part, la publication, au titre controversé et médiatique, du dernier livre de Jean-Luc Domenach, La Chine m’inquiète   , et d’autre part, celle de l’ouvrage de Pierre Picquart sur l’olympisme   .

 

Parmi cette marée de livres qui s’attèlent à décrypter les évolutions et les dérives récentes de l’empire du Milieu, celui de Pierre Haski, Internet et la Chine, publié au Seuil/Presses de Sciences Po, a retenu notre attention. Ancien correspondant de Libération à Pékin et cofondateur du site d’information Rue89, Haski livre ici un court essai (121 pages) dans lequel il expose les évolutions de l’Internet en Chine et s’interroge sur l’émergence d’une véritable vox populi virtuelle. Premier ouvrage français à traiter de la question de l’Internet en Chine, il est essentiel à toute personne désireuse de comprendre les enjeux du développement de l’Internet dans ce pays. Cet essai, divisé en six chapitres, tente de couvrir toutes les grandes problématiques que pose l’Internet chinois depuis son émergence dans les années quatre-vingt-dix.



Dès les années quatre-vingt-dix, les dirigeants chinois ont compris qu’Internet bouleverserait les "règles du jeu politique et social", et font le choix de cette technologie difficilement contrôlable mais jugée vitale pour l’économie nationale. Une décennie, deux cents millions d’internautes et cinquante millions de blogs plus tard, on constate l’apparition d’une opinion publique virtuelle. Pourtant cette dernière reste strictement contrôlée et restreinte dans ses activités par le Great Firewall of China, le puissant système de contrôle du Net imaginé par le gouvernement chinois. Conséquemment, la Chine détient le record du plus grand nombre de cyberdissidents emprisonnés pour délit d’opinion. "(…) Les autorités chinoises ont gagné le premier round qui consistait à développer l’Internet sans perdre le contrôle"   .

 

Après avoir exposé l’émergence et les évolutions de l’Internet en Chine, l’auteur revient sur les différentes "affaires" qui ont marqué la création d’une sphère publique virtuelle en Chine. Un nouveau type de journaliste a fait son apparition : le "journaliste citoyen". En quelques années, Internet est devenu la plateforme sur laquelle toutes sortes d’injustices sont dénoncées au point que les dirigeants chinois ont établis un système de veille des forums de discussion Internet afin de prendre le pouls de cette opinion publique. Les évènements récents s’en sont fait l’écho. "L’extraordinaire attention que génère le tremblement de terre du Sichuan dans les médias et l’Internet chinois met sens dessus dessous un système qui a longtemps préféré la propagande à l’information : jamais le gouvernement chinois, dispensé d’élections ou de sondages, n’aura été aussi sensible à cette vox populi surgie du net"   .

 

Haski analyse ensuite les évènements de mars dernier survenus au Tibet. Selon lui, les incidents de cet hiver ont montré la façon dont Internet peut être détourné au profit de la propagande du Parti. Ainsi, si Internet a favorisé l’émergence d’une certaine opinion, d’un journalisme dit citoyen, d’une communauté de bloggeurs grandissante, il ne faut pas oublier le caractère répressif de l’Internet chinois. Le cas de Shi Tao en est le meilleur exemple. Ce dernier, dénoncé par la multinationale Yahoo, a été condamné à cinq ans d’emprisonnement pour dissidence. Ceci pose la question du degré d’engagement des multinationales, ainsi que leur collaboration aux normes et conditions politiques locales.



Le débat sur l’Internet en Chine reste malheureusement trop centré autour de la traditionnelle dichotomie Internet et démocratisation, dont le public français semble très friand. Haski souligne qu’ "une erreur de perception à l’étranger sur l’Internet chinois voudrait que plus de 200 millions d’internautes soient réprimés, surveillés, empêchés de visiter les sites de défense des droits de l’homme et favorables à la démocratie en Chine. C’est techniquement exact, mais la réalité est bien éloignée"   . Les différentes facettes de l’Internet chinois, leurs usages et leurs implications sont devenu un champ d’études et de recherches à part entière. De nombreux chercheurs et sinologues y consacrent des sites ainsi que des blogs passionnants où ils partagent le fruit de leurs recherches et de leurs découvertes sur le web. Les blogs de Rebecca Mackinnon, professeure associée à l’Université de Hong Kong et ancienne chef du bureau CNN à Pékin et Tokyo et, Thomas Crampton, ancien journaliste fort d’une expérience de plus de dix ans en Asie, figurent parmi les plus intéressants. On note aussi l’excellente initiative du Berkman Center for Internet and Society de la faculté de droit de Harvard qui a favorisé la création et la mise en place de Global Voices Online, site ayant "pour but d’amplifier, d’exposer et d’agréger le dialogue mondial sur Internet, en présentant l’actualité de pays et de personnes souvent ignorés par les médias traditionnels". Quant au blog Virtual China, il se présente comme une "exploration des expériences et environnements virtuels en Chine et sur la Chine".

 

En juin dernier s’est tenue la VIe Conférence de recherche sur l’Internet chinoi à l’Université de Hong Kong, dont le thème était : "Internet et la Chine : Mythes et Réalités". Les différents débats menés au cours de cette conférence ont montré qu’il fallait dépasser cette conception d’un Internet chinois monolithique. Ces dernières années ont vu l’émergence d’un Internet chinois multiforme. Les différents liens établis entre bloggeurs chinois ont accru de façon exponentielle les ressources nécessaires à l’opposition politique. Internet permet à certains laissés pour compte d’antan de s’exprimer, mais cela va-t-il pour autant mener à une révolution ? Un changement de régime va-t-il s’opérer plus rapidement ? Ce qui reste sûr, c’est que le développement de l’Internet a dépourvu le gouvernement central du monopole de former les opinions par le biais de la propagande.

 

S’il est clair que le développement de l’Internet transforme progressivement la Chine, tant économiquement, que socialement ou politiquement, on peut se demander dans quelle mesure la Chine altère Internet ? En quoi les compagnies de télécoms ainsi qu’Internet forment les standards, les pratiques et les normes régulatrices chinoises ? La norme chinoise va-t-elle ou peut-elle un jour devenir la norme globale ?

 

En somme, cet essai comble un vide dans le champ des études chinoises en France, celui des développements de l’Internet et de ses implications sociales, économiques et politiques. Internet est devenu indispensable pour comprendre la Chine du XXIe siècle. Il est temps que les sinologues français se penchent sérieusement sur la question et qu’une monographie de qualité lui soit consacrée