Bob Woodward, le journaliste mythique du Watergate, nous offre le quatrième opus de sa saga consacrée à l'administration Bush, en pleine décrépitude.

Le journaliste du Washington Post, Bob Woodward, est un monstre sacré aux États-Unis. Vestige d’une époque où la presse représentait réellement le quatrième pouvoir, celui par qui le scandale du Watergate est arrivé a depuis gagné plusieurs prix Pulitzer et écrit nombre de livres. Son nouvel ouvrage, publié il y a deux semaines aux États-Unis, tombe à pic dans une campagne électorale passionnelle et hautement disputée.

The War Within : A Secret White House History 2006-2008 ("La guerre interne : histoire secrète de la Maison Blanche 2006-2008") est le quatrième tome de la saga que Woodward a consacrée à l’administration de George W. Bush et en particulier à ses prises de décisions concernant la guerre en Irak. Pour ce livre, le journaliste a pu rencontrer Bush, ses principaux conseillers, et a eu accès à de nombreux documents internes. Malgré cette entrée privilégiée (ou peut-être à cause de celle-ci), Woodward peint un portrait hautement critique d’un personnage qu’il décrit à la fois comme tranchant et désengagé, impatient, un leader passif et peu curieux qui n’a jamais su véritablement gouverner son administration, ni son pays.

Bush n’est qu’un homme parmi d’autres dans ce puissant réquisitoire contre la lenteur de l’administration à reviser sa stratégie en Irak. La majorité du livre est consacrée aux délibérations internes qui ont eu lieu au cours de l’année 2006 : continuer la politique actuelle sans rien changer, retirer progressivement les troupes américaines ou, au contraire, augmenter leur nombre de façon conséquente ?
 

Woodward nous révèle des débats qui furent en grande partie cachés au public. La raison en est simple : 2006 était une année électorale. Avant les élections de mi-mandat de novembre, il était hors de question de suggérer que la stratégie américaine ne fonctionnait pas, même si en privé tout le monde s’accordait pour le reconnaître. Bush était donc contraint de tenir un double discours : en privé, il se rendait lentement à l’évidence qu’un changement de politique était nécessaire ; en public, il continuait à déclarer que les troupes américaines étaient en train de gagner en Irak et que la victoire était imminente.

Le tourbillon d’initiatives secrètes et concurrentes pour réévaluer la stratégie américaine en Irak révèle les graves dysfonctionnements au sein de l’administration Bush. Woodward détaille par le menu les conflits internes entre le Pentagone et le State Department, entre les militaires et le cabinet du Joint Chief of Staff, entre les partisans d’une solution pragmatique et les "neo-cons" prêts à poursuivre leur aventure en Irak à tout prix.

Le livre nous apprend que Bush a décidé de déléguer entièrement le processus de réévaluation à Steve Hadley, son National Security Adviser. En dépit des rapports alarmistes provenant d’Irak ou de la CIA, à l’encontre de la position du ministre de la Défense, Donald Rumsfeld, des commandants militaires, et même de la ministre des Affaires étrangères, Condoleezza Rice, Hadley en vint à la conclusion que la seule solution possible était le "surge" – c’est-à-dire le gonflement rapide des effectifs militaires américains en Irak. Il réussit fort facilement à convaincre Bush que c’était la meilleure solution. Rumsfeld fut donc limogé après le résultat désastreux des élections (remplacé par Bob Gates), une partie des commandants militaires furent remplacés, et Hadley eut la voie libre pour mettre en place sa nouvelle stratégie.


Nancy Pelosi, qui devint la présidente de la Chambre des représentants après la victoire des démocrates en novembre 2006, qualifia la guerre en Irak d’ “erreur grotesque” et de “catastrophe épique”, et demanda un retrait immédiat des troupes américaines. Malgré les huit mois de travail du “Iraq Study Group” – une commission bipartisane qui accouche de soixante-dix-neuf recommandations consensuelles dont aucune ne suggère le surge – le choix de Steve Hadley prévalut.

Woodward dépeint un George Bush obsédé par la volonté de “gagner” la guerre en Irak, qui représente avant tout à ses yeux une bataille idéologique. Cependant, détaché des opérations militaires, il ne tient pas compte de leur réalité et pose toujours les deux mêmes questions à ses chefs militaires en Irak : "est-ce que vous avez tout ce dont vous avez besoin ?" et "combien d’ennemis avez-vous tués ce mois-ci?"

La deuxième partie du livre, beaucoup plus courte, décrit la mise en place de la stratégie du surge. Woodward est indulgent envers le nouveau commandant des troupes américaines en Irak depuis février 2007, le général David Petraeus, un homme érudit et nuancé. Il l’est beaucoup moins envers Bush et ses collaborateurs, incapables de concevoir une politique construite.

La révélation dont toute la presse américaine a parlé à la sortie du livre est que Washington aurait espionné ses alliés en Irak, à commencer par le Premier ministre irakien Maliki. D’un certain point de vue, c’est la révélation la moins intéressante du livre car la moins surprenante.

Il est en fait plus étonnant de découvrir que, d’après Woodward, la diminution sensible de la violence en Irak depuis le surge ne serait pas due au renforcement des troupes américaines, comme le prétendent les républicains   . La vraie cause de la baisse de la violence serait en effet l’amélioration des informations fournies par les services de renseignement, que Woodward ne peut malheureusement pas détailler craignant de compromettre la sécurité nationale, nous dit-il.

La conclusion du livre est la partie la plus dommageable pour l’actuel président des États-Unis. Après avoir donné l’ordre de l’intervention américaine en Irak, Bush a passé les trois années suivantes en état de déni. Il a fini par autoriser une réévaluation de la stratégie américaine, mais l’a déléguée à son National Security Adviser. Intolérant, refusant la confrontation intellectuelle et le débat de fond, Bush était engagé dans la guerre par ses discours, mais se détachait des aspects opérationnelles.

Avec objectivité, Woodward rappelle que Bush n’a pas atteint les buts qu’il s’était fixés lui-même en 2001 : loin d’avoir unifié les États-Unis, il a accentué les divisions internes par ses décisions ; il n’a pas transformé le ton à Washington, comme il l’avait promis ; il n’a pas éradiqué le terrorisme ; il n’a pas promu la paix dans le monde ; il n’a pas remporté les deux guerres dans lesquelles il a engagé son pays. Piètre bilan.



Cependant, à en croire Woodward, Bush n’est nullement rongé par l'incertitude et n'a jamais douté, même dans les moments difficiles, qu'il avait fait le bon choix en Irak. Woodward dit n'avoir jamais remis en cause la sincerité des convictions de Bush, qui a une confiance aveugle et  viscérale dans ses instincts, mais il ne doute pas non plus de son irresponsabilité.

Espérons que cela serve de leçon au prochain occupant de la Maison Blanche.