Des questions de politique culturelle aux États-Unis abordées pas le biais d'une critique sévère mais juste du système américain.

Arts, inc. Il y a des titres qui frappent fort et sonnent juste. Associer dans une même formule l’art et le symbole du capitalisme américain, le fameux Inc., comme on dirait en France "Société Anonyme", est non seulement habile, mais aussi efficace. Slogan et résumé à la fois, tag et catch phrase, Arts, inc. est un choix de titre judicieux pour ce premier livre de Bill Ivey.

Personne ne connaît, en Europe, Bill Ivey et il n’y a rien d’anormal à cela. Américain, Ivey vient de l’industrie de la musique country à Nashville, dans le Tennessee. Il a été président de l’American Folklore Society et le directeur de la Country Music Foundation, le lobby national de la musique country. C’est un homme discret, c’est un homme du Sud, longtemps un homme de l’ombre. En janvier 1998, le président Bill Clinton le repère pourtant (il fut le gouverneur de l’État voisin, l’Arkansas) et en fait son Malraux, ou son Jack Lang, bref son "ministre de la Culture".

Le titre de ministre, Ivey ne l’a en fait jamais eu : il a été nommé président de l’agence culturelle fédérale qui est en charge des arts – ce qui correspond au poste le plus proche de ce que nous appelons ministre de la Culture. Le titulaire de ce petit maroquin doit quand même être nommé par le président et confirmé par le Congrès, ce qui à Washington n’est pas rien. Mais l’agence n’est qu’une maigre copie de ce que nous nommons ministère : elle n’en a ni les prérogatives, ni le budget. Ivey ne peut nommer aucun directeur de musée, de bibliothèque ou de théâtre, n’a pas de pouvoir administratif ni de pouvoir de sanction. Il est à peine un directeur d’administration centrale. Mais là n’est pas l’essentiel.

Quand Clinton nomme Ivey en charge de "la culture américaine", le président est déjà affecté par les culture wars. Cette expression signifie beaucoup de choses aux États-Unis, et renvoie notamment à la très vive tension autour du financement public de la culture et en particulier la polémique sur les subventions indirectes accordées à des expositions du photographe Robert Mapplethorpe (The Perfect Moment), de l’artiste Andres Serrano (Piss Christ), de la photographe Nan Goldin (et plus tard du dramaturge Tony Kushner autour de l’interdiction momentanée d’Angels in America). Clinton est accusé de favoriser les artistes élitistes plutôt que le peuple, New York plutôt que San Antonio, les gays et les malades du sida plutôt que les valeurs américaines. Las et déjà critiqué pour ses propensions féminines, le président fait venir Bill Ivey.

À la tête de l’agence culturelle américaine, Ivey fut actif et efficace, rencontrant tous les parlementaires et rassurant notamment les élus du Sud, en finançant la réalisation d’une grande encyclopédie de la culture folk. Bill Ivey fait adopter des règles de répartition strictes de subventions pour casser l’image élitiste de l’agence artistique de Washington, met en œuvre l’idée de Clinton de s’appuyer sur les "communautés" pour diffuser la culture et tente de réguler les industries culturelles. Mais faute de moyens et d’autorité, Ivey ne réussit guère à imposer ses vues. Une agence artistique fédérale minuscule tentant de réglementer les industries culturelles ? À Hollywood et à Broadway, quand le budget de l’agence est plus petit que celui d’un seul long métrage, cela n’a pas dû beaucoup impressionner.

Bill Ivey c’est la nomination country et folk de Clinton. Et c’est cela qui est intéressant et un bon résumé de l’évolution de sa présidence : vers le Sud, vers les régions négligées, vers les quartiers noirs, contre l’élite de la côte-Est, vers le folk art, vers les "gens". Un président qui, du reste, est devenu complètement silencieux sur la question des arts durant son second mandat – celui où Ivey entre à Washington –, très vite affaibli par le scandale autour de Monica Lewinsky et l’hystérie qu’elle suscite chez ceux-là même qui ont attaqué Mapplethorpe et Serrano (Hillary Clinton les a dénoncés dans ses mémoires par une formule fameuse "la conspiration de la droite radicale"). Pour comprendre la haine suscitée par Clinton, il faut d’ailleurs garder à l’esprit qu’il est haï moins pour ce qu’il a fait, moins pour sa politique, que pour ce qu’il représente : l’emblème d’une culture pluraliste et multiraciale, l’emblème des sixties. Les républicains qui ont mené les culture wars n’ont pas besoin de s’interroger longtemps pour le détester : il leur suffit d’obéir à leur pente. Il est le premier enfant du baby-boom arrivé au pouvoir et il est conspué comme tel, en symbole générationnel, c’est-à-dire immature, manquant de discipline, efféminé et self-absorbed (égocentrique). La droite radicale s’en donne à cœur joie et d’ailleurs ne parle de lui qu’en évoquant "Clinton et Clinton" : Bill ne serait que le porte-serviette d’Hillary.

Certes, le président n’a jamais abandonné le combat. Il dit même un jour à Newt Gingrich, son ennemi républicain : "Je suis le gros clown en caoutchouc que vous aviez enfant. Plus vous me frappez fort, plus je me remets d’applomb." Mais s’il a sauvé sa peau et évité la démission, Clinton n’a rapidement plus trouvé l’énergie réformatrice pour s’occuper des "folks", de la "diversité", des "communautés" et des "kids", qui avait tant suscité d’espoirs à ses débuts. Son action n’a pas été à la hauteur de son éclat d’opinion. Lui qui avait l’intelligence de l’Amérique et de la situation laisse à son passage à la Maison Blanche une impression de présidence inachevée.




Le livre de Bill Ivey nous aide à comprendre la culture de ce président hors norme et nous aide à décrypter l’Amérique culturelle. Il est écrit d’une manière quelque peu laborieuse, sans style, ni génie, mais il est le récit de l’intérieur d’un homme honnête qui tente de comprendre ce qui marche et ce qui ne marche pas aux États-Unis. Ivey a voulu être un acteur du système et l’a été ; mais comme chez nous un Jean-Jacques Aillagon ou une Catherine Trautmann, il a été en charge trop tôt ou trop tard de la politique culturelle et s’est retrouvé has been avant d’avoir pu réformer quoi que ce soit. Que s’est-il passé ? Et nous revoici revenus à Arts, inc.

La théorie centrale de Bill Ivey   c’est que la politique culturelle se joue de moins en moins dans les secteurs “publics” ou à “but non lucratif” mais dans l’articulation de ceux-ci avec le marché. Et pendant qu’il perdait son temps à la tête d’une agence qui tentait de financer les musées ou les bibliothèques, les questions majeures se jouaient en matière de copyright avec Disney, en matière de régulation audiovisuelle au Congrès, en matière de concentration de multinationales de l’entertainment à Wall Street, en matière de télécommunications loin des sphères culturelles, sans parler de l’avenir du disque et du livre qui se jouait loin de tous dans la Sillicon Valley avec le numérique. Autrement dit, la politique culturelle qui a tellement préoccupé Ivey n’avait qu’une importance mineure par rapport aux industries culturelles dont les décisions affectaient autrement plus les citoyens américains, et ceux du monde.

"L’art et la culture constituent une voie vers une meilleure qualité de vie qui ne peut se résumer à des produits que l’on achète" prévient Ivey, passé du clintonisme au guévarisme. Dans son livre, le voici qui propose donc de multiples solutions en matière de protection intellectuelle, d’éducation artistique à l’école, de soutien à la diversité culturelle etc. Paradoxalement, il défend la création d’un véritable ministère de la Culture américain qui, certes, pourrait centraliser les questions qui ne font l’objet d’aucune coordination en Amérique, mais qui en même temps ne résoudrait guère les maux que Ivey décrit avec justesse.

En 2001, Ivey a démissionné avec l’arrivée de George W. Bush, laissant sa mission inachevée. Comme tant d’autres avant lui, il continue aujourd’hui de faire de la politique par d’autres moyens en créant un centre de politique culturelle à l’université Vanderbilt à Nashville (opportunément baptisé "Curb Center for Art, Enterprise and Public Policy"), et en publiant aujourd’hui ce livre.

L’ouvrage inégal et peu accessible à un Européen (il est trop américain pour cela) nous apporte néanmoins une argumentation précieuse. Dans un monde marqué par la télévision digitale, l’iPod, YouTube et Amazon, les enjeux de la culture se sont déplacés et les priorités ont changé. Une politique culturelle sérieuse doit prendre en compte sérieusement les industries culturelles et pour pouvoir les réguler, ne pas se contenter de les rejeter ; elle doit penser la culture de masse et ne pas se limiter à la culture de l’élite ; elle doit imaginer la culture à l’heure digitale, quand des pans entiers de notre culture basculent dans le numérique, au lieu de vouloir seulement les en protéger ou les en préserver ; elle doit à l’heure de la mondialisation s’ouvrir à la diversité culturelle réelle au lieu de défendre un discours strictement incantatoire et d’être en réalité au service de la culture nationale. À son corps défendant, et en dépit d’une critique sévère mais juste du système américain, Bill Ivey nous montre que les Américains ont une longueur d’avance sur les Européens sur toutes ces questions