La New-York Review of Books republie l'ouvrage maître de Norman Mailer sur les conventions républicaine et démocrate de 1968, toujours d'actualité.

Quel est le lien entre un éléphanteau et une élection présidentielle américaine ? Entre un cochon et un candidat ? À première vue, peu de choses. Et pourtant, en cette période électorale, on a pu mesurer toute l’importance des noms d’oiseaux (ou plutôt, en l’occurrence, de mammifères) dans le processus électoral outre-Atlantique.


Norman Mailer, dans son compte rendu des conventions républicaine et démocrate de 1968, réédité cette année par la New York Review of Books, s’intéresse aux animaux politiques sous toutes leurs formes, et leur donne une épaisseur qui va au-delà du simple compte rendu journalistique. Miami and the Siege of Chicago est, en effet, un exemple de ce nouveau journalisme (new journalism), qui, couplé au roman non-fictionnel (nonfiction novel), constitue une des grandes innovations littéraires des années 1960 aux États-Unis. Promus par des hommes de presse tels Harold Hayes (rédacteur en chef de Esquire) et Willie Morris (Harper’s) et popularisés par des écrivains comme Tom Wolfe (Acid Test), Truman Capote (De sang froid) et Norman Mailer lui-même   , ces deux genres, qui sans cesse s’interpénètrent et en viennent presque à être réversibles, avaient pour but d’introduire de la subjectivité dans le compte rendu journalistique et des faits dans les romans, mettant donc en commun les techniques du journalisme et celles de la fiction pour obtenir une narration hybride, mieux à même de rendre compte des bouleversements subis par l’Amérique dans les années 1960, qui ne pouvaient plus être contenus dans les étroites colonnes des journaux traditionnels.

La seule année 1968, d’ailleurs, fut riche en traumatismes pour un pays sorti victorieux de la guerre et qui voyait sa puissance sans cesse augmenter dans le monde. L’assassinat de Martin Luther King en avril provoqua des émeutes dans de nombreuses grandes villes américaines, celui de Bobby Kennedy en juin acheva de déstabiliser le Parti démocrate. Les jeunes gens de la SDS (Students for a Democratic Society, créée en 1962) et les Yippies demandaient une autre société, et s’insurgeaient contre la guerre du Vietnam menée par l’administration démocrate de Lyndon Johnson. Sans oublier bien sûr le reste du monde, où l’agitation était aussi à son comble.

De nombreux ouvrages ont été publiés sur Mai 68 en France cette année, mais très peu d’entre eux s’intéressaient aux autres pays (Italie, Allemagne, Etats-Unis) où l’année 1968 a marqué les esprits. Norman Mailer, par son habileté descriptive et sa connaissance profonde de la vie politique américaine (il fut lui-même candidat à la mairie de New York en 1969), nous plonge dans la politique de l’époque, dont l’arène ne se limitait pas aux grands hôtels aux couloirs bruissant de conversations et de négociations secrètes. Le voyage qu’il propose au lecteur suppose un certain intérêt de la part de ce dernier pour la politique américaine, mais le livre, contrairement à tant de comptes rendus journalistiques bien plus récents, continue de faire écho à l’actualité, en particulier cette année…



La fièvre et le frisson

Tout commence par deux villes. Miami et Chicago. Miami, où se déroule la convention républicaine, Chicago, la convention démocrate. Le choix des villes où se tiennent de tels événements n’est jamais anodin. Les démocrates, par exemple, ont choisi Denver en 2008, pour des raisons matérielles bien sûr (le maire de New York, autre ville candidate, avait annoncé que sa municipalité n’aurait pas les moyens d’organiser la convention), mais également électorales (gagner des voix dans le "Purple West", l’ "Ouest violet" du Colorado, du Nevada et du Nouveau Mexique).

Miami est décrite par Mailer comme une ville blanche, où les trottoirs blancs, les pavillons blancs, les vêtements blancs, abritent les miasmes nés de la chaleur, comme si toute cette blancheur n’était qu’un paravent, qu’une défense, tout comme l’air conditionné qui ronronne dans les lobbys des hôtels où se tiennent les conférences de presse. L’air conditionné qui préserve les délégués républicains, qui les empêche de devoir se confronter à ce qui se passe là-dehors, sous le ciel lourd de l’été floridien, dans cette ville qui est presque une île. Ils restent dans leur frigo, toujours identiques, presque des reliques, les derniers wasps dans une Amérique qui se transforme, sur le plan démographique comme idéologique. Le reporter, comme il se désigne lui-même, éprouve des sentiments mêlés face à cette convention républicaine. Il essaie de sonder les esprits, se glisse dans les galas en se faisant passer pour un agent de sécurité, et observe ces spécimens, sans jamais vraiment parvenir à les détester. Au contraire, il en vient à se demander s’il n’est pas lui-même un républicain refoulé (closet Republican).

De l’autre côté, il y a Chicago, "la grande ville américaine", peut-être la dernière, toute empreinte encore de la puanteur des abattoirs, consciente du fait qu’elle vit du sang et de la souffrance de ceux qui sont ainsi massacrés à ses portes. Ville violente, ville sincère. Ville de Richard J. Daley, maître incontesté des lieux, qui veut que cette convention soit aussi la sienne, et qu’elle couronne son champion, Hubert Humphrey, vice-président de Lyndon Johnson. À Chicago, la violence ne se tient pas à distance. Les affrontements entre manifestants et forces de l’ordre essaiment de Grant Park et Lincoln Park à Michigan Avenue et jusque dans le Hilton où se déroule la convention. La fièvre est au cœur du Parti démocrate, et les défenseurs d'Eugene McCarthy sont souvent plus proches de ceux qui manifestent que de ceux qui tiennent le micro. Chicago, ville ouverte, où le frisson de la peur et la fièvre de la révolte gagnent le reporter lui-même, qui se fait arrêter à deux reprises avant de se voir libéré par la seule force de son nom.



Politique fantôme

Ce qui frappe, dans ce compte rendu, outre la virtuosité de la plume de l’auteur, c’est à quel point les deux conventions sont peuplées de fantômes. Tous les noms, Nixon, Rockefeller, Kennedy, McCarthy, sont des noms déjà entendus, qui reviennent, sous une forme ou sous une autre, hanter la scène politique américaine. Même Hubert Humphrey fait penser au héros de Lolita Humbert Humbert, et les associations ne sont guère plaisantes.

Le nouveau Nixon, qui remporte l’investiture, tente de faire oublier Tricky Dick (Dick l’escroc, surnom qui lui fut donné par Helen Douglas dans les années 1950), et y parvient à moitié. Le spectre de Bobby Kennedy plane sur la convention démocrate, et discrédite tous les candidats survivants. Lyndon Johnson, bien que vivant, ne se montre pas à la convention, mais sa présence est palpable partout, dans les mots de son vice-président candidat à l’investiture et dans les actes du maire de Chicago, qui le soutient. Rien de neuf ne semble sortir de ces conventions. Nixon et Humphrey obtiennent l’investiture de leur parti, mais les démocrates savent très bien que Humphrey va perdre.

La politique se joue donc ailleurs, par d’autres moyens. Dans la rue, dans les émeutes raciales de Miami, dans les révoltes politiques de Chicago, durement réprimées par une police qui semble n’avoir plus peur de rien, et utiliser l’uniforme comme protection de ses instincts criminels. Le reporter, qui demeure sceptique sur ces manifestations – elles n’ont pas, selon lui, la force symbolique de la marche sur le Pentagone de l’année précédente – ne peut cependant s’empêcher de les observer, de les décrire, et de se sentir gêné par son propre désengagement. Il croise des amis, Allen Ginsberg, Jean Genet, William Burroughs, qui entrent dans Lincoln Park alors que lui en sort et, tout en critiquant certaines des initiatives de la nouvelle gauche, il considère néanmoins ces jeunes gens comme "son armée". Malgré sa brève nostalgie de l’empire des wasps, il a conscience de l’importance du combat qui est en train d’être mené. Et nous montre toute la fragilité de la démocratie, dans les matraques qui impitoyablement s’abattent sur les crânes et les visages des manifestants, déjà rougis par les gaz lacrymogènes.

Les fantômes de 1968 nous hantent encore. C’est le cas en France comme aux États-Unis. Les "guerres culturelles" (culture wars) commencées dans les années soixante ne sont toujours pas résolues, comme le démontre la campagne présidentielle actuelle, où le candidat républicain joue encore les campagnes contre les grandes villes, l’ancrage local contre le cosmopolitisme, l’Amérique moyenne contre l’élite. Comme l’écrivait Mailer "le combat va durer encore quarante ans." Les quarante ans sont arrivés à expiration, et nous y sommes toujours...