Du déclenchement de la Première Guerre mondiale aux préoccupations actuelles liées aux craintes d’une uniformisation du monde et d’une culture de l’instantané ou encore au souci de penser les rapports entre cultures, la philosophie ne s’est jamais tue tout au long du XXe siècle, accompagnant son époque, cherchant à l’éclairer, prétendant parfois la précéder.

Le numéro hors-série de Philosophie magazine, "XXe siècle. Les philosophes face à l’actualité", propose ainsi un ensemble de textes de philosophes, extraits d’ouvrages, de revues ou de journaux, qui, par leur contenu, entrent en résonance directe avec leur temps, sous ses traits politiques en premier lieu, mais aussi économiques, technologiques, artistiques et culturels.

On retrouve ainsi des textes attendus pour un tel recueil, tels que les craintes d’Albert Camus dans Combat face à la menace que fait peser désormais sur l’humanité l’existence de l’arme nucléaire, les positions – et, il faut bien le dire, l’aveuglement – de Sartre à propos de l’URSS, ou encore les thèses d’Arendt sur la banalité du mal   .

Si le numéro est bien fourni sur les périodes d’entre-deux guerres et d’après guerre, il est cependant regrettable de voir que la période qui suit 1968 est traitée moins en profondeur : on aurait apprécié de voir des auteurs tels que Jean-Pierre Dupuy, René Girard, Jürgen Habermas, Axel Honneth ou encore Paul Ricœur. Il est appréciable cependant de trouver certains textes moins convenus, tel que ces plaidoyers de Blanchot ou Lévinas pour Youri Gagarine et la conquête de l'espace, en quoi ils voient le signe de l’arrachement aux particularismes et à la propriété par la technique, ou encore un entretien avec le philosophe tchèque Jan Patočka, quelques jours avant sa mort, à propos de la Charte 77, mouvement en faveur du respect du droit des citoyens.

Outre l’intérêt intrinsèque propre à chacun des textes proposés, ce numéro vaut également par sa capacité à interroger la place de la philosophie par rapport à son temps, sur la pertinence de son regard à propos de l’actualité et de l’histoire. Un premier constat, sévère, s’impose à la lueur de ces textes : le philosophe n’est pas toujours le plus lucide sur son époque, et le statut d’intellectuel ne préserve pas des erreurs. À cet égard, sont mentionnées les dérives d’Heidegger vers le nazisme, celles de Sartre dans sa complaisance envers l’URSS, mais est également relevé un certain aveuglement général vis-à-vis de l’effroyable chaos qui allait s’abattre sur l’Europe au moment de la Première Guerre mondiale, ou encore vis-à-vis des périls que faisaient courir les totalitarismes naissants dans les années 30.

Dès lors, si la philosophie peut légitimement se reconnaître comme vocation d’apporter une sagesse pour son temps, plus encore quand l’époque semble s’en éloigner dangereusement, de quelle manière doit-elle procéder ? Faut-il contester avec Vincent Descombes   l’éditorialisation de la philosophie et sa prétention à forger l’opinion ou bien regretter avec François Cusset   l’abandon par la philosophie des "utopies socioculturelles" et sa conversion aux réalités sociales et économiques qu’elles devraient se charger d’expliquer plutôt que de chercher à les modifier ? Selon Alain Renaut   la philosophie se doit désormais de devenir une "philosophie appliquée" et abandonner sa vocation de "savoir des principes", car ceux-ci sont désormais clairement établis. Rien n’est moins sûr cependant, car la réflexion sur les principes est aussi une manière de réfléchir à la meilleure manière d’appliquer les principes de justice.

C’est le mérite double de ce numéro de Philosophie magazine : en soulignant l’éclairage qu’apporte la philosophie, dans ses errances comme dans sa clairvoyance, il l’interroge sur ses fondements même