Une historienne de l'art américaine dépeint les rapports entre beauté et modèle de société en France.

Quand il regarde la France, l’œil d’Eunice Lipton, formé par un doctorat en l’histoire de l’art, voit le pays à travers sa beauté esthétique, ses peintures et ses architectures. French seduction est né en partie de l’intérêt de l’auteur pour François Boucher, et son sujet préféré, Mme de Pompadour. Eunice Lipton se demande si le peintre n’était pas une une sorte de "proto-féministe" : dans ses tableaux   figurent souvent des hommes et des femmes qui ne se distinguent pas par des "thèmes de domination et de soumission", et dans lesquels "il n’y a pas de triomphe, ni d’arène où l’on fait de l'esbroufe, [...] ni de garçons qui sont moins beaux ou moins séduisants que les filles. [...] Voici un paradis utopique […] qui répondra toujours positivement et de la même manière aux garçons et aux filles."  

Eunice Lipton clame qu’il y a toujours de la politique dans l’esthétique, et c’est en reliant les plaisirs sensoriels avec les structures de la société française qu’elle construit son commentaire sur ce pays. En décrivant l’intérieur de la chambre de Mme de Pompadour à Versailles, par exemple, Eunice Lipton explique qu’ "une Française veut créer [du luxe] dans sa maison pour ses invités, [...] du plaisir dans des quantités parfaites et en des variétés subtiles offertes à ses amis. […] Les plaisirs du XVIIIe siècle sont devenus le fondement de la vie française et comptent désormais parmi les besoins des Français. Ils sont ce que nous tous admirons, ce qu’on attend de nos expériences en France aujourd’hui." La conclusion de l’auteur est que "c’est l’insistance des Français sur certains acquis sociaux dans leur vie quotidienne qui crée des réalités politiques n’existant pas aux États-Unis, [tels que] le système de santé publique, les garderies d’enfants, les courtes semaines de travail et les longues vacances..."  


Beaux-arts et modèle de société


C’est ainsi qu’Eunice Lipton mélange la beauté, les beaux-arts et une analyse du modèle français de société, d’après elle souvent organisée autour des questions et représentations sexuées. La société française est profondément maternelle, et elle nous invite à jeter un œil aux sculptures et tableaux - les images - qui sont au cœur du symbolisme français. Elle cite, parmi d’autres, la Vierge à l’enfant de la cathédrale Notre Dame ; Mme Charpentier et ses enfants, 1878, d’Auguste Renoir ; Les Femmes de Degas et Cassatt ; Souffle au cœur de Louis Malle ; et les Mariannes, un peu partout. Pour ce qui est de la littérature, elle rappelle le symbolisme du lait chez Proust, la mère de Camus, Colette et sa mère Sido, et les femmes de Zola. Cette obsession de la figure de la mère se traduit dans le sens aigu de la sensualité chez les Français. "Tout au long de la journée les Français touchent, sentent, mangent, voient, et entendent ce dont nous autres américains ne pouvons prendre conscience sans payer de psys."  

Eunice Lipton est allée à Paris pour s’envelopper de cette société chaleureuse et maternelle qui veille si bien sur ses enfants. On rencontre souvent ce fantasme chez les Américains : celui d’une France-mère aux douces effluves de madeleines, celui d’une certaine simplicité perdue, mais aussi d’un État-providence protecteur : "Même le gouvernement français est maternel, écrit Lipton. La France dépense énormément d’argent pour l’éducation, le système de santé publique, l’assurance chômage... Nous autre Américains n’attendons jamais autant de l’État. De bonnes autoroutes sont tout ce qu’on demande. [...] Nous abandonnons les pauvres, les vieux, et les malades. Nous ne sommes pas maternels."



La France, mère chaleureuse mais exclusive

À travers des anecdotes de jeunesse, l’auteur révèle avoir déménagé en France pour y trouver, d’une certaine façon, la mère chaleureuse qu’il lui manquait. Pourtant, cette mère française n’est pas aussi accueillante qu’elle l’imaginait. Son identité juive fait qu'elle se sent victime d’un certain ostracisme, souvent subtil, car la France semble être un pays dont tous les enfants sont des chrétiens blancs. Une amie de Lipton lui offre à l’occasion de Noël une bougie en forme d’ange. "Bien sûr qu’elle ne voulait pas m’offenser, mais en prenant sa mère pour la mienne, elle m’a rendue invisible." Elle continue : "Voilà le côté sombre de la gloire de la mère France. Cette mère gage d'abondance, généreuse, amante, coquette, s’offre à certains citoyens, mais pas à tous. La maternité française s’offre à tous les Français – mais quand ils sont blancs et chrétiens."  

Cette critique se construit à partir de son identité juive et américaine et provient de ses propres expériences en France. Ainsi, French seduction est autant une biographie personnelle qu’un commentaire sur la France contemporaine. Ses réflexions personnelles lui permettent une liberté de forme qui fait basculer l’ouvrage entre essai et journal intime. Ce mouvement de balancier est parfois frustrant, mais révèle finalement une singularité que j’ai beaucoup appréciée dans ce livre. Dans son chapitre sur l’impressionnisme, par exemple, Eunice Lipton décrit Les Repasseuses de Degas et nous raconte ses souvenirs d’enfance - l'odeur qui se dégageait quand sa propre mère repassait -, puis reprend de nouveau son positionnement d’historienne d’art lorsqu'elle estime que "l’impressionnisme semble se trouver en dehors de l’histoire."   Elle replace ce courant artistique dans l’histoire française non seulement en critiquant la représentation du travail chez Renoir   mais en soulignant également la place des impressionistes eux-mêmes dans l’histoire française. Ce chapitre nous rappelle que Degas fut un antidreyfusard et un antisémite convaincu. "Alors, Monsieur Degas, mon héros, vous voilà. Vous étiez un misérable antisémite"   . Bien qu’Eunice Lipton démontre que ses tableaux étaient progressistes, en ce qu’ils révélaient la dureté du travail féminin, son génie se heurte à sa vision personnelle de la politique. D’où la sensibilité particulière de l’auteur, pour qui Degas est à la fois l’un de ses peintres préférés et un homme qui détestait les Juifs.


La société figée


Eunice Lipton mène à terme cette sorte d’allégorie dans les derniers chapitres. Elle entend non seulement nous raconter une histoire de l’art, de Degas, de Boucher, et de Renoir, mais également une histoire du patrimoine français des beaux-arts et de la culture esthétique, qui en grande partie ont défini ce qui veut dire "beauté" dans l’Occident moderne. À travers un subtil mélange d’anecdotes et d’analyses, Eunice Lipton se demande si la société est toujours capturée dans ses peintures aujourd’hui. En ce sens, les beaux-arts fonctionnent à la fois comme des textes qui révèlent certaines idées culturelles, ainsi que comme des métaphores pures - la société française est figée, un peu comme les figures de Rodin.

"De quoi Paris est-elle la capitale aujourd’hui ?", se demande Eunice Lipton. Les beaux-arts sont devenus les symboles précieux d’un passé glorieux, alors que l’art contemporain s’est déplacé vers Londres et New York. "Si vous cherchez l’aventure contemporaine, ce que Man Ray cherchait dans les années vingt et Mary Cassatt cinquante ans plus tôt, vous ne le trouverez plus à Paris." Parallèlement, "les Français ne peuvent pas accepter que la France soit devenu un pays de seconde classe, alors ils ont détourné leur regard vers la "France éternelle". La France d’aujourd’hui est devenue mélancolique : "Les Français ne sont ni fiers ni certains de grand chose aujourd’hui", conclue-t-elle.



Une critique du modèle républicain français

Pour Eunice Linpton, l’incertitude des Français, et la volonté relative avec laquelle ils se tournent vers l’histoire et les peintures d’autrefois, sont à la base liées à des questions de race. De l’affaire Dreyfus à la mémoire de Vichy jusqu’à nos jours, l’auteur trace une contradiction entre l’universalisme français et la faillite du modèle républicain face à l’immigration et au défi de l’acceptation du changement de composition de la société française vers le multiculturalisme. "Dans l’histoire du pays, l’immigration est toujours traitée comme une question à part. […] Ce n’est pas par mépris, mais par passion pour l’universalité et l’égalité. Pour les Français, qui croient à l’universalité offerte par la République, on devient l’un d’eux. D’où la complexité des Français et de la France. Ils croient sincèrement en l’humanisme comme la base de la vie sociale et politique du pays, mais en croyant ceci, ils ferment les yeux sur votre propre histoire, et si vous apportez cette histoire à la vie publique, soit ils l’ignorent, soit ils y sont hostiles."

C’est bien entendu la perspective de quelqu’un de convaincu par l’efficacité du modèle multiculturel. "J’ai une suggestion... [Les Français] devraient commencer à penser à leurs […] identités multiples, aux différences de parentage européen. […] La France est composée de plusieurs régions, chacune avec son propre profil. Dans les villes, il y a beaucoup de gens. Certains sont catholiques, d’autres protestants... Il y a des athées, des musulmans, des juifs, des franc-maçons... Si les Français pouvaient se rendre compte de leur composition hétéroclite, ils laisseraient d’autres entrer, parce qu’ils verraient l'autre en eux-mêmes."

Il s’agit bien du mot essentiel du livre : voir. La France, pour Eunice Lipton, est un pays esthétique où l’on voit de belles choses, où la beauté est partout et où la culture revêt une importance énorme. La manière dont on voit les autres fait partie de cet héritage, car il s’agit d’une certaine idée de la France, de son histoire, de ses racines, et finalement, de ce à quoi le pays ressemblera dans un avenir proche

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Notre image : Auguste Renoir, Madame Charpentier et ses enfants, 1878