Une lecture intelligente des "origines" du néolibéralisme, loin des clichés dominants.

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Serge Audier livre ici un livre utile à plus d’un titre. Utile, cet ouvrage l’est tout d’abord en raison de ce qu’abritent ses cent dernières pages : les actes d’un colloque s’étant tenu en 1938, à l’occasion de la publication en France de l’essai du journaliste américain Walter Lippman, La Cité libre. Organisé à l’instigation de Louis Rougier, philosophe accusé de collaboration après la guerre mais considéré comme l’un des "fondateurs du libéralisme moderne" par le Prix Nobel Maurice Allais, cet événement devait permettre d’établir un "agenda du libéralisme" dans un contexte de crise de cette doctrine. Le colloque Lippman n’en reste pas moins, comme le rappelle Serge Audier, "très mal connu, même des spécialistes de l’histoire du libéralisme", et nourrit, par conséquent, certains fantasmes. En rééditant les actes de ce colloque, devenus introuvables, les éditions Le bord de l’eau apportent donc une pièce essentielle au débat. Plus prosaïquement, elles devraient contribuer à l’extinction des citations – parfois hasardeuses – de seconde (voire troisième) main qui prolifèrent chez certains "experts" de la question néolibérale. Mais là n’est évidemment pas le plus important car si ce livre est utile, c’est avant tout en raison de la longue présentation (plus de 250 pages !) que signe Serge Audier.

L’ambition que revendique le philosophe est relativement explicite (et salutaire) : en finir avec les "récits mythologiques" du néolibéralisme. Ces derniers tendent notamment à faire du colloque Lippmann le point de départ d’un complot néolibéral fomenté par des élites globalisées. Loin d’une représentation monolithique du néolibéralisme, l’analyse des idées et des prises de position à laquelle s’attelle Serge Audier rend compte de la diversité des courants rassemblés lors de cet évènement ; une diversité que l’on retrouvera, dans une certaine mesure, lors des premières années d’existence de l’emblématique société du Mont-Pèlerin.

Mais plus encore, l’universitaire rappelle surtout une évidence lorsqu’il écarte la thèse d’une préparation, dès 1938, des succès politiques et électoraux remportés quarante ans plus tard : loin d’être un long processus rectiligne, la montée en puissance du néolibéralisme s’apparente surtout à une succession de rapports de forces et d’ajustements. Le colloque Lippman ressemble dès lors moins à une offensive planifiée contre le keynésianisme et le socialisme (dont certains intervenants se disent proches) qu’à un affrontement entre différents groupes autour de la définition légitime du néolibéralisme. Quoi de commun en effet, entre Röpke, figure de proue d’une école (l’ordo-libéralisme) qui influencera par la suite l’ "économie sociale de marché" de la RFA, Hayek, partisan d’une approche plus "marchéiste" souvent critiquée lors de ce colloque, ou encore, Marlio, chantre d’un "libéralisme social" ouvert à l’interventionnisme. Plus généralement, on croise, au fil de ces pages, une majorité d’intervenants alors convaincus de la faillite du libéralisme des "origines". La faute aux libéraux du XIXe siècle, engoncés dans leur dogmatisme et persuadés de la naturalité du marché. Plus encore, trompés par leur économisme, ces mêmes libéraux auraient dévoyé le "progressisme" de leur idéologie en méprisant la question sociale. La crise économique mondiale et la montée des totalitarismes en Europe n’auraient dès lors qu’accéléré la dégénérescence du libéralisme.

À en croire Rougier, personnage central de ce colloque, la solution peut notamment passer, sans verser dans le dirigisme, par une certaine dose d’interventionnisme (Walter Lippman en appelle même, dans La Cité libre, à une politique de financement massif des services publics). Comme il l’écrit en 1938, "Le libéralisme manchestérien pourrait se comparer à un régime routier qui laisserait les autos circuler à leur guise sans code de la route : les encombrements, les embarras de circulation, les accidents seraient innombrables, à moins que les grosses voitures exigent que les plus petites leur cédassent toujours la route, ce qui serait la loi de la jungle […]. L’État véritablement libéral est celui où les automobilistes sont libres d’aller où bon leur semble, mais en respectant le code de la route." Relativement minoritaires lors du colloque, Hayek et ses alliés devront donc attendre les années cinquante et soixante pour l’emporter au sein de la maison néolibérale et en devenir ainsi, en toute légitimité, les porte-parole officiels   .

L’une des grandes vertus du travail de Serge Audier est de rappeler que s’il est nécessaire d’appréhender les conditions sociales de production et de diffusion des idées, il n’est pas non plus incohérent de se pencher un peu sérieusement sur leur contenu. Dans le cas précis d’une "histoire du néolibéralisme", de telles précautions auraient certainement permis à certains de ne pas mettre dans un même sac Friedrich Hayek et Raymond Aron. En effet, le second, présent au colloque Lippmann, n’hésitait pas, alors, à se présenter comme socialiste et ne cachait pas son intérêt pour les thèses de Beveridge et de Keynes… Pour autant, s’il est utile, le livre de Serge Audier n’est pas révolutionnaire. La propension de son auteur à choisir lui-même ses rivaux intellectuels (les autres "historiens du néolibéralisme" que sont Serge Halimi, Keith Dixon ou François Denord) a des effets pervers. Comment expliquer, en effet, l’absence, même dans les notes de bas de pages, de Michel Foucault ? Dès la fin des années 1970, le philosophe avait pourtant, dans l’un de ses cours au Collège de France, déjà mis au jour les tensions travaillant le néolibéralisme et établi, entre autres, combien ce dernier ne pouvait être confondu avec un simple "ultra-libéralisme"