Marco Oberti resitue le débat sur le choix de l’école et la carte scolaire dans le contexte français de ségrégation urbaine et scolaire croissante.

La question de la réforme de la "carte scolaire" a constitué l’un des rares sujets éducatifs évoqués lors de la campagne présidentielle. Il aurait d’ailleurs pu susciter plus de débats, tant celui sur la carte scolaire amène avec lui la question de la mixité sociale à l’école. Force est de constater que le clivage entre les candidats n’a pourtant pas été si fort qu’on aurait pu le penser. Comme si les tenants de la régulation collective, vaguement honteux du bilan de la carte scolaire, s’accommodaient du libre choix prôné par les libéraux, moyennant quelques aménagements.


Le travail de M. Oberti permet opportunément de resituer à leur juste mesure les différents processus de ségrégation urbaine et scolaire à l’origine de ces questions. Le sociologue pointe en particulier la nécessité d’élargir une vision trop souvent limitée aux établissements populaires, pour prendre en compte le fait que les pratiques de clôture ségrégative sont encore plus fortes "en haut" de la hiérarchie scolaire. Il souligne que la question ne se résume pas à une seule crise de l’idéal méritocratique dans les écoles de banlieues pauvres, et que la responsabilité n’en incombe pas uniquement à des classes moyennes obstinées à fuir ces établissements. La spirale de différenciation qui s’est emparée de l’ensemble du système éducatif menace en fait l’idée même d’un "bien commun" éducatif et, par ricochet, la cohésion de la société.


La course à l’excellence, cause  majeure de la scolarisation hors-commune

Les sociologues ont mis à jour dans les années 60 les inégalités éducatives liées aux inégalités sociales. Depuis quinze ans, c’est la logique de discrimination qui est de plus en plus ressentie. La concentration des classes populaires dans certains établissements amène en effet les élèves à vivre leur échec non plus comme une situation de désajustement par rapport aux normes scolaires, mais bien comme une action discriminante liée à leur origine sociale voire ethnique. Autrement dit, les échecs ne sont plus vécus comme le produit malheureux mais non-intentionnel d’un écart à la culture dominante, mais comme le fruit de stratégies assez systématiques pour écarter certaines catégories de la population des voies de la réussite scolaire et sociale.


Dans une première partie plutôt théorique et pas toujours très fluide, M. Oberti s’attache ainsi à retracer les évolutions parallèles, et plus rarement convergentes, de la sociologie urbaine et de la sociologie de l’éducation concernant la question spatiale.  Dans les parties ultérieures, il précise et confronte ces théories aux résultats des enquêtes qu’il a menées dans le département des Hauts-de-Seine.

Ce département présente en effet de nombreuses situations contrastées, avec une extrême concentration de richesses et d’établissements scolaires publics et privés "d’excellence" dans certaines villes (Neuilly, Puteaux, Levallois, Sceaux, St Cloud…) d’un côté, et de l’autre des communes populaires qui comptent toujours des taux importants d’employés et ouvriers, de populations issues de l’immigration, d’écoles et collèges en ZEP-REP (Bagneux, Malakoff, Villeneuve-la-Garenne, Gennevilliers, Nanterre…). En outre, des quartiers socialement plus mélangés permettent de mieux approcher la question tant discutée des stratégies des classes moyennes, notamment dans les contextes de "gentrification", c’est-à-dire d’investissement de quartiers de tradition populaire par certaines classes moyennes

En centrant l’étude sur Rueil et Nanterre, l’auteur donne à voir les stratégies scolaires concrètes des différents groupes sociaux. A Rueil, commune bourgeoise, la scolarisation dans un collège en-dehors de la commune est modeste et surtout socialement peu différenciée.
A Nanterre, commune populaire, cette scolarisation hors-commune devient significative et fortement contrastée en fonction de la catégorie sociale : près de la moitié des enfants de classes supérieures est scolarisée dans un collège extérieur à la ville et près de 30% de ceux des catégories intermédiaires   , contre 14% des employés et 8% des ouvriers. Fuite des familles aisées face à la mauvaise réputation des collèges de ZEP ? Pas forcément, puisque l’évitement des collèges de Nanterre concerne principalement les zones moins populaires à recrutement socialement mixte.  C’est donc bien une volonté de maximiser la performance scolaire de leurs chérubins qui motive les classes moyennes et supérieures, plus que celle d’éviter les établissements de mauvaise réputation.
A Rueil, la concurrence s’organise dans la ville elle-même : prés de 35% des élèves au recrutement social le plus favorisé vont ailleurs que dans le collège public de leur secteur. Cette fuite, en majorité vers des établissements secondaires privés et très sélectifs, a peu à voir avec l’évitement des collèges "mal famés", vu l’homogénéité sociale de Rueil. Elle répond avant tout, là aussi, à une logique de recherche de l’excellence. 

 


Ségrégation sociale et concurrence scolaire se tiennent la main

Marco Oberti tire finalement de ses enquêtes trois modèles idéal-typiques de rapports à l’école. Un premier modèle est caractérisé par une logique de performance, associée aux classes supérieures, qui optent pour des espaces résidentiels sélectifs et une recherche d’excellence scolaire, en ayant fréquemment recours au privé sélectif. Les entretiens réalisés avec des parents qui se rattachent à ce modèle montrent que pour eux la "bonne école" est à la fois une école performante mais aussi "bien fréquentée". Le choix scolaire est clairement un moyen d’effectuer un tri social. Cette vision reste individualiste ; l’école n’est qu’une ressource à optimiser dans un parcours tout entier tourné vers la réussite personnelle et professionnelle, sur un arrière fond de concurrence généralisée.


Le second modèle correspond à la logique d’intégration et de protection plutôt associée aux classes moyennes, qui habitent en majorité dans des espaces socialement mixtes et dont le souci est prioritairement d’assurer une scolarité "normale" à leurs enfants. La socialisation et l’épanouissement de l’enfant sont en effet des éléments qui sont pris en compte à côté de la performance scolaire. L’aspiration majoritaire des parents est plutôt de bénéficier de services éducatifs "dans la moyenne", sans forcément rechercher l’excellence, mais avec le souci que la scolarité ne soit troublée ni par des problèmes de sécurité ni par un environnement éducatif dégradé. 


Le troisième modèle renvoie à une logique de retrait, associée à la frange la plus précaire des classes populaires, qui se caractérise par une forte distance au monde scolaire, et qui est finalement la seule catégorie pour qui la carte scolaire apparaît réellement contraignante.

On voit donc que c’est aux deux extrêmes de la société que les dynamiques ségrégatives sont les plus fortes. D’un côté, les catégories sociales supérieures sont à la fois les plus ségrégées dans l’espace urbain et les plus concernées par la scolarisation hors-commune. De l’autre côté, les catégories populaires sont aussi fortement concentrées mais pratiquent peu l’évitement scolaire.

Du côté de l’offre scolaire, c’est la logique de concurrence qui tend à prévaloir, avec des phénomènes de diversification qui contribuent à hiérarchiser les établissements. Plus le profil social de l’établissement est élevé, plus on constate la présence de classes préparatoires aux grandes écoles, de langues rares, de sections internationales et autres options attractives pour les couches sociales favorisées.
Quant au privé, son offre scolaire d’excellence coïncide avec celle du public, et ce généralement dans les communes les plus favorisées : le privé ne compense pas les déséquilibres mais les renforce en créant une émulation sélective avec le public.
Au final, si l’on prend l’exemple des collèges, les établissements scolaires ne sont donc pas le simple reflet de leur environnement : qu’ils soient attractifs ou stigmatisés, ils sont plus ségrégés que les secteurs de recrutement eux-mêmes !


Une vraie demande de qualité éducative standard

Pourquoi alors le débat sur la ségrégation urbaine et scolaire se concentre-t-elle sur les classes moyennes accusées de chercher à se distancier des classes populaires ? Sans doute parce que la formation de mondes sociaux cloisonnés est perçue comme un péril pour la cohésion sociale, répond M. Oberti. "Cette injonction à davantage de mixité, toujours pensée en termes de mélange entre classes moyennes et classes populaires, ne constitue-t-elle pas la voie privilégiée de recherche de cette cohésion sociale dont une frange importante des classes supérieures, et tout particulièrement l'élite politique, ne cesse de rappeler les vertus tout en s'en affranchissant ?"  


Ces classes moyennes sont mises en accusation au moment même où leurs marges de manœuvre se réduisent du fait du durcissement du jeu social par les classes supérieures : il est de plus en plus difficile aussi bien d’aller se loger dans les beaux quartiers que de forcer la porte des "meilleurs" établissements scolaires.


La vision polarisée des métropoles et de leurs banlieues s’est imposée comme l’image dominante, bien que déformée, de la réalité urbaine, avec des effets d’emballement quant à la peur du déclassement associé à la cohabitation avec les classes populaires et les immigrés. L’enquête qualitative d’Oberti montre à ce sujet qu’une large frange des classes moyennes ne rejette pas la mixité sociale et serait prête à jouer le jeu d’établissements "normaux", si tant est qu’une sorte de qualité éducative minimum soit garantie partout.

Ce n’est pourtant pas la voie que semblent prendre les politiques publiques en France. En réduisant la crise de l’école aux difficultés des établissements des quartiers difficiles, on répond en terme de création de filières d’excellence, soit en implantant des filières prestigieuses en banlieues populaires, soit en favorisant l’accès aux grandes écoles à quelques banlieusards méritants. Oberti remarque en l’occurrence que le souci de diversification de l’élite, si prisé actuellement, n’a pas grand chose à voir avec l’exigence de garantir une égalité des chances scolaires pour tous, dans un souci de mixité sociale plus large.


Dans ce contexte, une réforme de la carte scolaire qui respecterait un véritable objectif de mixité imposerait d’abord de proposer une offre scolaire homogène au niveau du collège (bien loin de la remise en cause du "collège unique"), de redéfinir les secteurs scolaires par bassins plutôt que par communes et d'organiser la mobilité de façon à ce qu’elle ne soit pas réservée à certains groupes sociaux. Enfin, elle supposerait l'implication de l’enseignement privé dans la négociation. Il s’agit là, à l’évidence, de choix politiques majeurs qui ont peu à avoir avec la réforme de "bon sens" à laquelle on ramène parfois la réforme de la carte scolaire…