Un petit ouvrage représentatif de la pensée de ce grand auteur qu'était Whitehead et qui ouvre de larges pistes de réflexion pour le lecteur.

Whitehead (1861-1947) s’est d’abord illustré en mathématiques avec Russell, avant d’entamer une réflexion philosophique originale, dans la lignée à la fois d’Héraclite et de Platon. Pour penser le changement général, la relativité et la créativité – ce qu’il appelle le "process" –, il s’appuie sur un idéalisme profond dans la lignée du platonisme, mais qu’il corrige à la lumière des mathématiques et des sciences du XXe siècle.

Whitehead a souvent été rapproché de son contemporain français Bergson. Il est vrai qu’ils se ressemblent par leur programme d’intégrer les problématiques des sciences à la philosophie ; mais Bergson est plus marqué par la biologie et la psychologie, quand Whitehead est davantage influencé par les mathématiques et leurs applications, et par l’épistémologie. Tous deux pensent la continuité de l’ordre matériel et de l’ordre social, et les décrivent dans les mêmes termes.

"La personnalité est l’exemple extrême de la réalisation prolongée d’un type de valeur. La coordination d’un système social en est la forme la plus vague. […] Ce sujet s’étend des Lois physiques de la Nature jusqu’aux tribus et aux nations des Êtres Humains."  

Enfin, contrairement à Bergson qui a toujours pratiqué une langue simple et évidente, Whitehead s’est créé un appareillage conceptuel complet. Ce choix d’un vocabulaire original lui permet de maintenir précision et rigueur dans ses démonstrations, en évitant les paralogismes et le flou des concepts devenus polysémiques au cours de l’histoire de la philosophie. Le revers de ce parti pris est que les textes de Whitehead sont difficiles à lire et requièrent du lecteur une certaine acclimatation pour les apprécier. C’est probablement la vraie raison qui conduit les philosophes à le négliger.

Au risque de heurter les spécialistes de Whitehead, il me semble que ce dernier aurait pu formuler ses propositions en utilisant la terminologie aristotélicienne ou leibnizienne – moyennant une profonde révision des définitions des principaux concepts de ces philosophies. En effet, sa conception des entités actuelles s’apparente à celle des monades ; et en même temps elle ressemble à un hylémorphisme où la matière serait le fait transitoire et où la forme serait la valeur, et où les deux aspects de la substance auraient le même niveau ontologique. S’il était ainsi entré dans un vocabulaire philosophique préexistant, Whitehead aurait probablement été mieux reçu, mais aurait davantage donné lieu à des contresens.

Pour répondre à cette difficulté de lecture, ce petit livre sur l’immortalité offre l’avantage d’une excellente introduction qui présente simplement les principales notions du corpus whiteheadien (événements, entités actuelles, objets éternels, relationnalité, préhension, occasion – ne manque que le concept de nexus) et qui permet d’aborder sereinement le reste de l’ouvrage. Les néophytes apprécieront la clarté de cette synthèse.

Suivent la riche conférence de Whitehead sur l’immortalité et sa non moins dense conférence sur le rapport entre le bien et les mathématiques. La teneur platonicienne de ces problématiques est revendiquée par Whitehead ; leur traitement n’est pas anachronique pour autant, car il reprend ces antiques questions à nouveaux frais.

Pour l’immortalité, il ne s’agit pas de disputer si l’homme est immortel ou non, mais de montrer la manifestation de l’immortalité dans le changement ou, dans le langage de Whitehead, des valeurs dans les faits.

"Chaque "Idée" a deux faces : elle est une forme de valeur et une forme de fait. Quand on jouit d’une "valeur réalisée", on fait l’expérience de la jonction essentielle des deux mondes. Mais quand on met l’accent sur un pur fait ou une pure possibilité, on fait une abstraction de pensée. […] Le caractère ultime de l’Univers a deux faces : l’une est le monde mortel du fait transitoire acquérant l’immortalité d’une valeur réalisée ; l’autre est le monde intemporel d’une pure possibilité acquérant une réalisation temporelle. Le pont entre les deux est l’"Idée" avec ses deux faces."  

Le fond de la question est l’apparente antinomie du devenir et de la persistance, car les deux sont évidents mais peinent à être pensés conjointement. Whitehead essaye de les tenir ensemble en montrant qu’il s’agit de deux points de vue, de deux abstractions, sur une réalité unique, celle des entités actuelles. Chacun de ces aspects – l’événement et son sens – suppose l’autre et ne peut être compris sans référence implicite à l’autre. L’univers concret est bien un. Whitehead montre comment l’identité personnelle constitue une expérience de l’unité de ces deux mondes, ce qui le conduit à une réflexion originale sur la nature de la personnalité.

Ce premier texte se clôt sur une réflexion sur la connaissance. Whitehead y récuse à plusieurs reprises la notion d’ "existence indépendante".

"Il n’y a pas de tel mode d’existence ; chacune des entités ne peut être comprise qu’en fonction de la façon dont elle est entrelacée avec le reste de l’univers."  

Aussi nie-t-il "la possibilité d’une description adéquate d’un fait fini"   ; mais l’inexactitude de la connaissance humaine ne lui ôte pas toute validité, loin s’en faut. En quelques pages, Whitehead livre les principes d’une épistémologie qui n’est ni un empirisme, ni un rationalisme, ni un criticisme, mais où la connaissance est elle-même conçue comme un processus.

Le deuxième texte de ce volume, "Les Mathématiques et le Bien", s’attache à montrer le lien profond qui unit ces deux notions, lien qu’il trouve dans l’algèbre comme science des modèles, le bien étant lui-même un modèle.

"L’introduction de modèles dans les occurrences naturelles, la stabilité de ces modèles, et la modification de ces modèles sont les conditions nécessaires de la réalisation du Bien. Les Mathématiques constituent la technique la plus puissante de compréhension des modèles, ainsi que de l’analyse des relations entre modèles."  

Ce texte développe le rôle l’abstraction comme fondement de la science, et en montre en même temps les limites. Il rejoint ainsi les considérations épistémologiques du texte sur l’immortalité, et conclut sur la place de la philosophie.

"La tâche de la philosophie est de montrer la fusion de l’analyse avec l’actualité [les entités actuelles]. Il s’ensuit que la Philosophie n’est pas une science."  

Le choix de réunir ces deux textes est judicieux : quoique fort différents dans leurs objets, ils se répondent et se complètent. En revanche, la note autobiographique qui clôt le livre est de peu d’intérêt philosophique.

Au total, la lecture de Whitehead est toujours un dépaysement radical parce qu’il force le lecteur à quitter son cadre mental habituel – généralement issu du rationalisme des Lumières – et à s’ouvrir à une tout autre vision du monde, ce qu’il appelle une "cosmologie"