Bernard Lahire revient sur ses travaux concernant le rapport au langage et sur les inégales modalités de transmission de la culture écrite entre générations.

La Raison scolaire regroupe une série de textes (corrigés et retravaillés) autour des thèmes qui ont fait connaître le sociologue Bernard Lahire dans les années 90, concernant le rapport scolaire à l’écriture, les relations entre les pratiques scripturales et la réussite scolaire, la transmission intergénérationnelle d’un certain rapport à l’écrit et ses relations avec les contextes sociaux et culturels   .
Ces écrits permettent de saisir l’apport de Lahire à la sociologie de l’éducation et en particulier à la sociologie de la connaissance et des inégalités scolaires. En effet, si de nombreux travaux de recherche ont traité des inégalités sociales devant l’école, peu s’étaient attachés jusque là à observer, décrire et comprendre minutieusement les formes concrètes que pouvaient prendre les pratiques et les productions scolaires. En allant dans les classes et les familles pour analyser ce que signifiait la socialisation scolaire, Lahire a mis en évidence la place centrale du rapport proprement scolaire au langage. Or, cette démarche ne permet pas simplement d’enregistrer des différences sociales qui seraient d’une autre nature, mais "les pratiques même qui contribuent à produire et à entretenir les différences sociales"   .

Riche de réflexions méthodologiques et de références théoriques, ce recueil permet d’aller au cœur de la démarche sociologique de l’auteur ; ce qui signifie aussi que certains chapitres nécessitent un effort d’attention de la part des lecteurs qui ne sont par forcément rompus aux lectures sociologiques de type universitaire   . La première partie ("forme scolaire, culture écrite et dispositions réflexives") dresse le contexte général et l’approche théorique de l’auteur, pendant que la seconde, d’un abord plus aisé, expose les principaux résultats d’une série de recherches menées par l’auteur dans des écoles primaires, dans des familles de l’agglomération lyonnaise ou à partir de résultats d’enquêtes telles que celles de l’observatoire de la vie étudiante.


Une forme scolaire qui met le langage à distance


Rien n’est moins naturel que la forme scolaire contemporaine, insiste Bernard Lahire, qui montre comment l’école a institué un rapport réflexif au langage qui n’a que peu à voir avec le rapport pratique au langage. En effet, le langage que tout être humain apprend "spontanément" est aussi un langage marqué par son utilité pratique : communiquer avec les autres, demander, répondre, décrire la situation… Il s’apprend au fur et à mesure des besoins de façon partielle, saccadée car limité à des fins pratiques, et transmis "en situation". Au contraire, la constitution historique de l’école est largement liée à l’objectivation écrite et graphique d’un ensemble de normes, de modèles explicites, détachés des corps et de l’immédiateté, qui acquièrent une existence propre et qu’on peut apprendre de façon systématique.
Au fur et à mesure du développement de la scolarisation, on voit ainsi progresser d’un même pas la codification des savoirs et celle de l’organisation des activités scolaires. D’un côté la discipline du langage, avec les dictionnaires, les grammaires, les manuels d’orthographe, de l’autre celle de l’enseignement, avec l’organisation du temps, des lieux, des règles de comportement et d’apprentissage. À l’état "naturel" du langage qui s’établit entre personnes, l’école substitue progressivement un état "culturel", où le langage devient un objet étudiable pour lui même, indépendamment d’un contexte d’utilisation pratique.
La séparation des "mots" par des blancs, par exemple, n’a de sens que par rapport à celui qui prend le langage comme objet d’attention et de manipulation. Ce n’est plus seulement un langage qu’on "vit" et qu’on utilise au quotidien mais aussi un langage qu’on se "représente" et qu’on utilise dans des pratiques d’écriture.



La maîtrise de l’écrit est une compétence sociale

Ce rapport scriptural-scolaire au langage, très différent du rapport oral-pratique au langage, permet de comprendre pourquoi les comportements des élèves les plus faibles scolairement sont les comportements de ceux qui ne parviennent pas à mettre à distance le langage, pour jouer avec lui selon les règles de l’école. C’est par exemple tout l’écart entre l’élève qui comprend tout de suite qui est demandé quand il s’agit de savoir si le verbe "dormir" est au passif et celui pour qui "dormir" est déjà une situation passive   , ou entre l’élève qui sait se mettre en situation d’extériorité pour raconter une histoire et celui pour qui raconter c’est revivre une expérience, mimer ou refaire autant que possible "comme en situation".
 
On comprend dès lors que cette approche interpelle directement la question de la "réussite scolaire" : seul l’élève qui adhère à ce rapport scolaire au langage peut bénéficier et tirer profit de l’enseignement des savoirs spécifiques.
Celui qui, tout en comprenant les mots et les phrases, ne s’intéresse qu’à leur sens immédiat et pratique, rencontre des difficultés à jouer avec eux
A contrario, répéter plusieurs fois des contenus sans modifier une mauvaise disposition à l’égard du langage scolaire, comme on le fait souvent auprès des enfants "en difficulté", a peu de chances de débloquer une situation problématique : il y a des explications ou des leçons "qui ne disent quelque chose qu’à ceux qui sont préparés à les entendre"   .
Derrière ce qu’on appelle "l’expression écrite" à l’école ce ne sont donc pas seulement des compétences techniques et linguistiques qui sont en jeu, mais surtout des compétences sociales et politiques. Maîtriser ces compétences c’est en effet maîtriser des compétences qui sont au cœur des principes de hiérarchisation dans de nombreux univers sociaux.
Comment, alors, se transmet ce rapport à l’écrit scolaire? Pourquoi constate-t-on que les enfants sont-ils si inégalement pourvus sous cet angle dès les classes du primaire ?


La transmission familiale de la culture écrite n’a rien de naturel


Pour y répondre, Bernard Lahire s’est attaché à saisir les procédures par lesquelles des cultures de l’écrit se transmettent dans l’ordinaire des pratiques familiales. Il s’agissait d’identifier deux grandes modalités possibles de la transmission familiale de la culture de l’écrit : d’une part la transmission par "imitation" ou "identification" (l’enfant voit ses parents lire), d’autre part la transmission par implication directe dans des actes de lecture ou d’écriture. Ici, l’auteur avait délibérément choisi de prendre en compte tous les actes scripturaux domestiques : petits mots laissés aux enfants, messages suite à un coup de téléphone, listes de courses, écriture d’une lettre, lectures ludiques, jeux de société à base de lecture, etc.
Parallèlement, les résultats scolaires des enfants étaient analysés en relation avec les caractéristiques observées à la maison.
L’enquête a permis de mettre à jour le fait que si certaines ressources peuvent contribuer à la réussite scolaire de l’enfant, elle n’ont d’effets déterminants que si elles sont conjuguées. Le fait d’être baigné dans une culture de l’écrit à la maison, par exemple, aide évidemment à la socialisation scolaire, comme on pouvait intuitivement s’y attendre. En revanche, ce seul élément n’est efficace que s’il n’est pas contrarié par d’autres, comme un contexte familial tendu (divorce, indisponibilité des parents…) ou contradictoire : il ne suffit donc pas d’être enfant de parents "familiers de l’écrit" pour développer de bonnes dispositions. Ce qui explique aussi qu’il n’y a pas de mécanique qui ferait correspondre systématiquement une origine sociale élevée des parents à un rapport à l’écrit optimum des enfants.
En outre, l’héritage du capital culturel n’est jamais "naturel", souligne le sociologue, même dans les familles les mieux pourvues : c’est un travail incessant, quotidien et de longue haleine, même s’il est parfois caché ou souterrain.
Inversement, la combinaison de "petites" pratiques domestiques de l’écrit ainsi que d’un climat familial favorable à l’école (mobilisation des parents, régularité du suivi scolaire, incitations positives…) peuvent favoriser un rapport favorable à la culture écrite scolaire et contribuer à de "bons" résultats, même dans une famille populaire ne possédant aucun capital culturel ostensible (diplômes, position sociale, objets culturels…).
Lahire a par ailleurs inclus dans cet ouvrage un texte dans lequel il met en relation la place centrale des femmes dans les actes d’écriture domestique (tenir les comptes, remplir les formulaires, écrire aux administrations…) et la meilleure réussite scolaire des filles de milieux populaires par rapport aux garçons de même extraction. Il voit dans l’identification des filles aux mères, comme modèles pratiques concernant le rapport à l’écrit, un début d’explication quand à cette réussite différentielle.


Ce que lire veut dire


À partir des résultats de l’enquête de l’observatoire de la vie étudiante, l’auteur a pu également constater que le décalage très fort entre les étudiants "scientifiques" et les "littéraires", et plus généralement le poids déterminant du type d’études pour "expliquer" les pratiques différentes de lecture étudiante, traduit deux phénomènes majeurs.
D’une part la haute légitimité scolaire de la culture scientifique (grandes écoles, scientifiques comprises) n’a plus de correspondance avec la définition de la culture légitime en matière de lecture (romans de littérature ou ouvrages savants, possession de livres, lecture "en entier", usage de bibliothèques…). Autrement dit, on peut être un étudiant au sommet de la hiérarchie scolaire et promis à un destin social élevé, sans avouer de pratiques de lectures "nobles".
D’autre part, du fait que la lecture est encore largement dominée par ses définitions littéraires, toute une série de pratiques documentaires spécifiques des étudiants ne sont pas déclarées comme des pratiques de lecture : lectures courtes ou discontinues, magazines ou revues feuilletés, consultation de manuels, de polycopiés, dictionnaires, bases de données, lectures pratiques (modes d’emploi, fiches de cuisine…), etc.
Or, à la lumière de l’importance, soulignée en matière de socialisation scolaire, de la multiplicité des pratiques d’écriture «ordinaire», Lahire plaide pour une réintégration de ces "non-lectures" dans le champ des investigations sociologiques, condition nécessaire pour élucider les pratiques réelles et leurs effets, et rendre ainsi visible cet "invisible" à l’aune de la définition de la culture légitime