E. Gretchanaia et C. Viollet présentent un vaste corpus de journaux personnels rédigés par des aristocrates russes en langue française de 1780 à 1854.
Si tu lis jamais ce journal… résulte d’un travail opiniâtre mené par deux chercheuses aguerries, Elena Gretchanaia et Catherine Viollet, dans différents centres d’archives de Moscou et de Saint-Pétersbourg. Au XVIIIe et au début du XIXe siècle, "quand l’Europe parlait français" (Marc Fumaroli), les aristocrates russes, et plus particulièrement les femmes, eurent volontiers recours au français pour les écritures de soi : ainsi s’est constitué un vaste massif de journaux personnels rédigés par les femmes russes en langue française, encore peu exploré et dont les chercheuses dressent ici un panorama passionnant.
Une étude en diptyque
L’ouvrage a été minutieusement composé pour faciliter au lecteur l’approche de ces textes dont seuls de rares échantillons avaient été publiés jusqu’alors. Il s’ouvre par une étude globale de ce que fut cette pratique d’écriture féminine, analyse fondée sur la lecture de plus d’une centaine de textes. De façon extrêmement méthodique et efficace, les auteurs nous présentent les textes, restituant leur contexte historique, décrivant leurs aspects matériels, dressant une typologie (journaux de voyage, journaux "relationnels", journaux-chroniques de la vie mondaine, journaux-méditation, journaux spirituels, journaux d’éducation), examinant également les questions de langue (le niveau de langue française n’est pas homogène et varie à travers l’ensemble du corpus) et de destinataire.
La deuxième partie du volume est constituée d’une anthologie : sont donnés des extraits de quinze de ces textes, précédés d’une notice biographique de la diariste et accompagnés d’illustrations (portraits des diaristes, reproductions de certaines pages des journaux). Les extraits sont transcrits avec une grande minutie : transcription linéarisée qui reproduit le plus fidèlement possible le graphisme original, qu’il s’agisse de l’orthographe, de la ponctuation, et, dans la mesure du possible, de la disposition du texte sur la page (colonnes, marges…).
On n’ira pas jusqu’à dire, comme le prétend la quatrième de couverture, que l’anthologie se lit "comme un roman"… et ce n’est sans doute pas, d’ailleurs, ce que recherchent les lecteurs-amateurs de journaux personnels. Les extraits, traces d’une pratique ordinaire et quotidienne, sont souvent très descriptifs, parfois répétitifs, fascinants non pas tant par les faits qu’ils exposent que par le continent culturel qu’ils ressuscitent : celui de la grande Europe cosmopolite d’il y a deux siècles, celui des anciens réseaux de la sociabilité aristocratique car, comme le soulignent les éditrices, ces journaux " "font système" entre eux : réseaux de noms et de personnages, de lieux, d’événements qu’ils partagent, que l’on retrouve comme en écho d’une diariste à l’autre". Les textes qui fourmillent de noms propres et d’allusions culturelles, parfois énigmatiques, sont éclairés par un appareil de notes remarquable qui lève tous les obstacles de lecture.
Aux origines de la pratique du journal intime
Comme le suggère Philippe Lejeune dans l’avant-propos, l’ouvrage est précieux en ce qu’il nous donne un éclairage sur les prémices de l’écriture intime : "On sait encore peu de choses sur la manière dont, à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, s’est développée la pratique du journal personnel, comment on est passé d’écritures plus sociales, comme le récit de voyage ou la correspondance, à des écritures plus solitaires et intimes. C’est cette intériorisation progressive" qui est révélée par l’enquête d’Elena Gretchanaia et de Catherine Viollet. L’ouvrage témoigne donc d’un moment-charnière de l’histoire du journal personnel, moment où ce dernier acquiert ses caractéristiques thématiques et énonciatives. Commencer une lettre ou une entrée de journal se confond avec le geste de mettre la date, d’inscrire le moment de l’énonciation : trait fondamental où se retrouvent la lettre et le journal, où, plutôt, le journal a rejoint la lettre. Dans "Au jour d’aujourd’hui" (Épistolaire n° 32, 2006), Philippe Lejeune a montré "comment le journal devient “intime” en investissant le système d’énonciation de la lettre", autrement dit en datant le moment de l’énonciation : cette transformation ne s’opère pas de façon tranchée mais est très perceptible à la fin du XVIIIe siècle.
De cette analyse, l’anthologie des journaux francophones russes donne une excellente illustration : le recueil réunit en effet des journaux-chroniques où s’inscrit la date de l’énoncé ("Ce fut le 29 juillet 1789, à 9 heures du matin que je partis de ma Campagne de Karcoula, près de Petersbourg, à laquelle j’ai, depuis, donné le nom de Cra parce que je l’aimois beaucoup» ) et des journaux au sens moderne du terme où la date est employée pour certifier le moment de l’écriture ("Le 21 de Juillet / Je ne puis résister à la douce sensation que j’éprouve" ).
Lettre et journal
Dans une partie non négligeable du corpus sélectionné, le journal personnel manifeste une grande proximité formelle avec la lettre. La pratique du journal est en effet perçue comme ouverte à autrui, et la diariste écrit pour des destinataires qui peuvent être soit des amis proches, soit des membres du cercle familial : sœurs, enfants, bien-aimés, époux. Quand il est explicitement adressé à l’une de ces personnes, le journal peut adopter une forme dialogique. Maria Bakmeteva, s’adressant à son fiancé, écrit : "J’ai quitté le lit à neuf heures pour vous expédier ma lettre. Ma sœur est arrivée à honze (sic) heures chez nous. Et vous seul avez été l’objet de notre conversation pendant toute la journée." L’usage épistolaire de ces journaux est attesté non seulement par leurs caractéristiques énonciatives mais aussi par le fait que certains d’entre eux sont envoyés par la poste, missives de bonne taille propres à satisfaire la soif de nouvelles des correspondants.
Le volume, touffu et varié, est une contribution précieuse à l’histoire des pratiques d’écritures féminines et démontre leur ampleur. Il rectifie également l’image un peu faussée que l’on avait du spectaculaire journal de Marie Baskkirtseff, best-seller de la fin du XIXe siècle, un des seuls journaux rédigés en français par une Russe connu jusqu’à maintenant et que l’on avait tendance à considérer comme un ovni littéraire ! Cette enquête montre qu’il vient s’inscrire à la suite d’une longue et riche tradition du diarisme féminin en Russie