De l'Empire romain à la transition russe, une série d'études qui convergent vers une définition de l'échec et de nouveaux questionnements. Un livre stimulant.

L’historien est régulièrement amené à caractériser les faits qu’il étudie et qu’il explique en termes de réussite ou d’échec. Comme le rappelle Fabienne Bock dans son introduction, certaines périodes sont ainsi généralement qualifiées d’échec, à l’instar de la République de Weimar ou de la Troisième République. Il s’agit de jugement de valeurs, certes révisables, mais qui n’en relèvent pas moins du domaine du subjectif.

Le colloque organisé en mai 2007 à l’université Paris Est cherchait à revenir sur la notion d’échec, qui s’avère beaucoup plus complexe qu’au premier abord. Les vingt-et-une contributions transcendent les périodes historiques, abordant les gouverneurs de province romains (Agnès Bérenger), le Moyen Âge byzantin (Éric Limousin et Sandrine Lerou), l’échec de Guizot en 1848 (Servane Marzin) ou encore la décolonisation du Congo (Pedro Monaville) et la transition russe entre 1993 et 2003 (Irène Hermann). De même, c’est la politique au sens large qu’il faut entendre. En effet, à côté d’échecs individuels relevant strictement du domaine politique – celui du roi suédois Magnus Eriksson en 1363 (Corinne Péneau) par exemple ou de Tommasino Fregoso au XVe siècle (Antoine Franzini) – ou encore de l’échec d’institutions, comme les royaumes carolingiens (Benoît Grévin), le colloque proposait aussi de revenir sur l’échec des médecins à la fin du Moyen Âge et les solutions juridiques adoptées pour y faire face (Marylin Micoud), ou encore les lettres de demande rédigées par les jésuites désirant être envoyés en mission (Pascale Girard). À travers ce panel large et ces études de cas très diverses, c’est bien la notion d’échec en histoire dans son ensemble qu’il s’agit de cerner.


Chercher les causes

La notion d’échec suscite en effet plusieurs questionnements, que la structure de l’ouvrage laisse transparaître. Face à un échec tout d’abord, le premier réflexe est de chercher à l’expliquer. Les raisons peuvent être multiples et de nature différente. Ainsi Pierre-Jean Souriac se demande quels sont les facteurs qui expliquent l’échec du baron de Terride, chargé de pacifier le sud-ouest du royaume de France lors des guerres de Religion. Quelle est la part de l’individu dans son échec ? Ses jugements, ses décisions, ses liens de clientèle et ses relations avec Montluc expliquent-ils, à eux seuls, son incapacité à tenir la province ? Au-delà de l’échec personnel, on peut y voir également celui de la monarchie française, qui envoie un homme en mission mais ne lui apporte pas les moyens de la mener à bien. Le baron de Terride doit en effet compter avec ses seules ressources personnelles. P-J Souriac montre que, en plus de l’échec d’un individu, de l’échec d’une politique, l’exemple de Terride incarne également un échec militaire. Chargé d’un commandement militaire, il échoue dans les campagnes qu’il mène de 1568 à 1570. Benjamin Mercier s’interroge, quant à lui, sur l’échec d’une institution, à travers l’exemple des contrôleurs généraux au XVIIIe siècle.

Christophe Badel étudie l’échec d’une classe sociale : la noblesse romaine dans les deux premiers siècles après Jésus-Christ. La disparition de nombreuses familles nobles est due à l’extinction des familles nobles ou à leur déchéance sociale. C. Badel montre que les Romains avaient conscience de cet échec et qu’ils ont dû adopter des conduites spécifiques – en premier lieu l’adoption – pour éviter cette menace. Il souligne qu’il n’y a pas d’échec "en soi" mais seulement par rapport à un comportement particulier, une stratégie mise en place pour y faire face et qui n’a pas suffi à empêché la faillite d’une famille.


Faire face

L’historien est également amené à se demander comment des acteurs réagissent face à un échec. La perte du Canada après la guerre de Sept Ans amène ainsi la France à se tourner vers la Guyane et à y créer une colonie modèle à Kourou. Marion Godfroy-Tayard montre que la réponse à cet échec est diplomatique et militaire, mais également physiocratique puisque l’administration royale y a vu l’occasion de mettre en œuvre les principes élaborés par Turgot. L’exemple des médecins du XVe siècle, étudiés par Marylin Nicoud, est une réponse d’un autre ordre : juridique. Ceux-ci ont passé un contrat dans lequel ils s’engagent à soigner le patient le mieux possible, en fonction de son état. Il faut noter l’extrême instabilité de la notion d’échec. En effet, le bon médecin n’est pas celui qui guérit mais celui qui fait le bon diagnostic, même si le patient finit par mourir. Dès lors, le contrat médical devient, pour le médecin, une assurance. Le véritable échec ne consiste alors pas tant à ne pas pouvoir empêcher la mort qu’à ne pas l’avoir stipulée dans le contrat. Plus généralement, l’échec peut donc aussi être étudié sous l’angle des stratégies mises en place pour l’éviter ou en diminuer les conséquences.

Le colloque propose ensuite une nouvelle série de réflexions sur les résistances à l’échec. Ainsi, Renaud Villard, à travers son étude des discours concernant les échecs des conspirations visant à renverser les autorités municipales italiennes, montre que celles-ci se sont servies des échecs répétés des conjurations, tout au long du XVIe siècle. Les souverains, ayant parfois eu vent de complots dirigés à leur encontre, les ont parfois laissés se développer pour mieux montrer qu’ils pouvaient les déjouer et leur résister. L’échec de ces tentatives séditieuses leur permettait finalement de renforcer leur pouvoir. Cet échec est donc ici analysé non pas en lui-même et du point de vue de ses protagonistes mais plutôt pour ce qu’il apporte à l’institution qui lui a résisté.


Renouveler les interprétations

Enfin, les dernières contributions sont consacrées à des remises à jour historiographiques. Elles permettent de se rendre compte que la notion d’échec est extrêmement relative et subjective. Tel événement ou tel personnage, considérés auparavant en termes d’échec peuvent apparaître différents si on renverse le point de vue.

La tentative inachevée de prise de pouvoir par don Juan de Austria en 1669 a longtemps été vue comme un échec. Héloïse Hermant montre que dans les discours contemporains, les jugements sont très hétérogènes, en fonction des aspirations de leurs auteurs. Ainsi, les juanistas qui visaient le seul renvoi de Nithard, le confesseur jésuite de la régente, chassé après cet épisode, y voient un succès ; d’autres estiment que don Juan a obtenu une situation confortable en acceptant de devenir lieutenant et vicaire général des royaumes de la couronne d’Aragon. H. Hermant parle donc d’une "déconstruction de la notion d’échec favorisant un relativisme absolu". Il semble, en effet, que ce terme d’échec ait été appliqué plus tard par des historiens qui ont vu dans la tentative de don Juan un coup d’État raté et l’ont analysé en fonction. Or il ne s’agit pas d’un pronunciamiento, comme l’Espagne en a connus aux XIXe et au XXe siècle, et le refus du pouvoir par don Juan ne signifie pas nécessairement son échec. D’ailleurs, H. Hermant réévalue les rapports de force et montre que les soutiens de don Juan n’étaient pas aussi solides qu’on l’a laissé entendre par la suite et qu’ils n’auraient pas supporté que don Juan renverse Nithard pour son intérêt personnel et non celui du royaume. Le renvoi de Nithard, l’abandon des poursuites contre lui et la charge qu’il obtient peuvent donc tout aussi bien être interprétées comme des marques de réussite.

Même une opération militaire qui apparaît aussi désastreuse que le Chemin des Dames peut être réévaluée. Philippe Olivera commence par donner les caractéristiques de l’échec : existence d’un programme clair avant l’événement ; une action limitée dans le temps et liée à la réalisation de ce programme ; des acteurs qui mènent une action assumée en vue de la réalisation du programme ; enfin, un résultat identifiable, qui permet de déterminer s’il y a échec ou succès. Il souligne ensuite que le pouvoir politique, qui contrôlait pourtant fortement la presse, n’a pas cherché à nier cet échec. Il y trouvait, en effet, plusieurs avantages : en premier lieu, résoudre la crise latente du commandement militaire ; ensuite, relancer la mobilisation, afin de venir à bout de la crise amenée par le Chemin des Dames ; enfin, faciliter les critiques du Parlement et faciliter, à terme, l’accession de Clemenceau au pouvoir. Philippe Olivera montre donc que l’échec n’est jamais une évidence, une donnée sûre et objective mais, au contraire, qu’il s’agit toujours d’une "construction".

À l’issue de la lecture de ces contributions variées, la notion d’échec apparaît dans toute sa complexité. Il s’agit d’un jugement porté sur des faits ou des acteurs historiques et, à ce titre, elle est éminemment subjective et construite. Le point de vue adopté est donc fondamental, c’est lui qui conditionne la qualification d’échec ou de succès. À travers l’exemple de la mission diplomatique du Français Charles Bresson – parti à l’origine étudier la situation économique et financière de l’Amérique latine avant d’en venir finalement à proposer la couronne colombienne à Simon Bolivar, qui la refusera – , Georges Lomné constate ainsi "à quel point la ligne de partage entre l’échec et la réussite peut s’avérer mouvante".

Le colloque a montré également l’importance de savoir d’où vient le jugement d’échec. Est-il le fait des contemporains ? Dans ce cas, il est intéressant d’étudier les stratégies alors mises en œuvre pour faire face à l’échec. Au contraire, s’agit-il d’un constat a posteriori, dressé par les historiens ? Peut-on alors adopter un autre point de vue et proposer un renouvellement historiographique ?

Au-delà des études de cas, intéressantes en elles-mêmes, c’est donc une définition générale de l’échec et de nouveaux questionnements qui transparaissent dans cet ouvrage stimulant