Une tentative de synthèse sur les Vêpres siciliennes sur fond de déclin de la Papauté à relire avec précaution ?

Assurément, Steven Runciman, mort le 1er novembre 2000 à l’âge de 97 ans, fut l’un des plus grands médiévistes anglais du siècle passé, tant par sa longévité que par sa production prolifique servie par sa position institutionnelle prééminente en tant que professeur à Cambridge et comme vice-président de la London Library dès 1974   ..


Avant tout spécialiste du monde byzantin auquel il a consacré la plupart de ses ouvrages   , sa grande connaissance des langues anciennes (latin et grec) et modernes (il maîtrisait l’anglais, le français, le russe et l’arabe) lui permet de présenter une synthèse volumineuse et équilibrée – car elle présente pour la première fois le point de vue de tous les belligérants (Occidentaux, Byzantins, Musulmans) - de l’Histoire des Croisades, son œuvre maîtresse   qui fait de lui le spécialiste anglais du monde méditerranéen au XIIIe siècle. Quant aux Vêpres siciliennes, elles seraient plutôt à classer parmi les études qu’il a consacrées aux prétentions hégémoniques et théocratiques des Églises d’Orient et d’Occident   : paru en anglais en 1958, il fut traduit en allemand un an plus tard, puis en italien en 1971, avant qu’Hugues et Alain Defrance ne parachèvent cette entreprise de traduction.

Malgré la notoriété de son auteur, ce livre fut pourtant vivement critiqué dès sa publication en anglais : que peut alors nous apporter sa traduction cinquante ans après sa publication ? L’ouvrage de Runciman entend replacer l’évènement des Vêpres siciliennes au sein de la "géopolitique" méditerranéenne de la fin du XIIIe siècle, détaillant en particulier les années 1262-1282. L’ouvrage est construit en deux temps : l’analyse de la situation de la Sicile au sein de l’échiquier européen (chap. 1 à 11), qui voit l’affirmation de rois puissants (France, Angleterre, etc.) au détriment d’empires en retrait (Byzance, Empire Germanique, monde musulman éclaté, Papauté) ; puis l’épisode des Vêpres proprement dit, aux causes et résonances multiples (chap. 12 à 17).

Le premier moment est dominé par la figure de Charles d’Anjou. Les fréquents revirements politiques des papes (il en "enterre" près de dix), tantôt amis, tantôt ennemis de l’Angevin contrastent avec l’opiniâtreté de ce dernier poursuivant ses deux objectifs : accroître ses possessions territoriales et prendre la tête d’une croisade visant à renverser l’empereur byzantin considéré comme schismatique.

Il contrôle en effet un agrégat de territoires divers, comprenant notamment l’Anjou et le Maine, la Provence, auxquels il ajoute la Sicile et le Royaume de Naples en se faisant le bras armé de la Papauté, tremplin vers ses conquêtes orientales (Corfou, Albanie, Achaïe, etc.), destinées à déstabiliser l’empereur byzantin. Son parcours impressionnant aurait toutefois été plus facilement compréhensible si l’édition française avait reproduit les cartes figurant dans les éditions étrangères.

Reste que Runciman excelle dans la narration des alliances nécessaires à l’accomplissement du projet angevin : il montre par exemple que le passage de l’armée angevine devant "bouter" Manfred hors d’Italie nécessite l’alliance, si ce n’est la bienveillance de tous les seigneurs des territoires traversés   . Il décrit également très précisément les batailles décisives, dont il a visité les lieux, telles celle de Bénévent, où Manfred trouve la mort (1266), ou encore celle de Tagliacozzo (1268) qui lui permet d’éliminer Conradin, un des derniers descendants des Hohenstaufen.

Mais il faut attendre deux cents pages pour entendre parler des Vêpres proprement dites. Cette explosion de violence qui chasse les Français de l’île au profit des Aragonais a des causes multiples selon l’auteur. C’est d’abord le succès d’une "grande conspiration" (chap. 12) menée par Jean de Procida au profit de la couronne d’Aragon : s’il est peu probable que l’ancien chancelier de Manfred devenu celui de l’Aragon ait voyagé en personne à Byzance et en Sicile, Runciman avance l’idée que son fils l’aurait fait en son nom. Charles d’Anjou aurait donc négligé ses ennemis, le roi d’Aragon faisant valoir les droits de sa femme au trône de Sicile : première erreur. La deuxième viendrait de son manque d’attention envers la Sicile, où il ne résida jamais et qui ne bénéficia jamais de mesures comparables à celles prises pour développer l’économie du Royaume de Naples (chap. 8). La dernière viendrait de la volonté d’imposer une administration trop stricte et inadaptée : visiblement, nous ne sommes plus au temps où Guillaume le Conquérant pouvait implanter en Angleterre le modèle féodal normand sans craindre les résistances.

La réception du livre fut pourtant très mitigée.

Si l’on reconnaît souvent un grand art de la narration à Runciman, même les spécialistes reconnurent qu’il exposait "trop de faits et trop peu d’élucidation" (T. S. R. Boase   ), ou qu’il aurait davantage dû se concentrer sur les résultats que sur les détails, tant il est vrai qu’on se perd facilement à reconnaître la foule de personnages présentés (d’autant plus qu’aucun arbre généalogique ne vient à la rescousse du lecteur). Helene Wieruszowki   lui reprocha même un certain nombre d’erreurs factuelles : il s’appuie sur Bartholomeo di Neocastro – pourtant connu pour son imprécision chronologique – pour affirmer que les habitants de Messine envoyèrent un agent pour demander le soutient de Pierre d’Aragon tout en omettant de rappeler que les Palermitains s’étaient tournés vers ce dernier au plus tard le 27 avril 1282, soit avant que Messine ne se rallie à la révolte ; et plus grave, il semble tenir pour admis l’alliance préalable entre l’Aragon et Byzance, sans discuter l’affirmation de R. S. Lopez   selon laquelle elle était postérieure à la révolte. Il y a de quoi sérieusement remettre en cause les conclusions de Runciman, si ce n’est sa démarche elle-même.


C’est que l’utilisation presque exclusive des chroniques comme source n’est pas sans poser problème. Steven Runciman semble ainsi parfois se laisser aller à reproduire sans critique leur point de vue : son propos est ainsi volontiers psychologisant, notamment lorsqu’il dépeint Manfred comme "indolent de nature"   , ou met en avant le manque d’affection dont aurait souffert Charles d’Anjou durant son enfance   ; les décisions des rois et puissants sont souvent prises sous l’influence de leur entourage, notamment féminin (ah les savoureux passages sur la femme d’Alaimo de Lentini qui cherche à tout prix à devenir reine de Sicile uniquement en usant de ses charmes…   ) ; il convoque la notion de "conscience", ou de "Romain moyen"   , termes qui, au pire sont le décalque des opinions des chroniqueurs, au mieux semblent faire référence à une hypothétique "opinion publique" dont l’existence au Moyen Age fait toujours débat.


Bien plus, un certain nombre de passages sont de formulation plus que contestables et peuvent laisser transparaître une conception troublante de l’Histoire. Ecrire ainsi sans grande précaution, à propos de la décision prise par Charles d’Anjou de faire décapiter Conradin et Frédéric de Bade, que "pour les Allemands, cela reste le plus grand crime de l’histoire"   est pour le moins troublant quinze ans après la révélation de la Shoah. Steven Runciman laisse également affleurer par endroits un essentialisme peu propice à la sérénité de l’analyse : "[les Siciliens] sont, de tous les peuples d’Europe, les plus exercés à la conspiration. Leur loyauté à la Société Secrète n’a d’égal que leur loyauté à l’honneur de la famille"   . Il est vrai que les Siciliens avaient donné du fil à retordre à Charles d’Anjou, qui mit plusieurs années pour venir à bout des résistances dans l’île, mais pourquoi énoncer un propos a-historique doublé d’un anachronisme, puisque la mafia ne verra véritablement le jour qu’avec l’unification italienne ? Affirmer enfin lors du chapitre d’ouverture que "l’esprit des temps" du XIIIe siècle est au déclin des empires   en convoquant comme argument la lointaine Chine reste peu convainquant, comme le note Throop   .


En réalité, ce qui affleure dans cette formulation, c’est le fatalisme de Runciman, incapable de donner une meilleure explication à la fin de l’aventure angevine en Sicile. Pour Claude Cahen   , Runciman n’a fait qu’une analyse superficielle des Vêpres siciliennes en se limitant aux aspects diplomatiques et littéraires : à trop vouloir écrire l’histoire, il prend de risque de la décrire sans l’analyser. Ainsi, il n’est pas rentré dans l’analyse de la nature du régime politique proposé par les Angevins, et la différence avec celui que proposaient les Aragonais : pour cela, poursuit Helene Wieruszowski, il aurait fallu qu’il étudie plus en profondeur les sources administratives, voire qu’il reprenne l’ouvrage de Cartellieri, certes ancien (1904), mais bien plus équilibré à ce sujet. Clairement, Steven Runciman a fait le choix de l’histoire-bataille, confiant dans sa maîtrise de la narration, négligeant ainsi la documentation économique et commerciale, qui aurait pu lui donner un éclairage nouveau sur les Vêpres siciliennes.


Helene Wieruszowski enfonça même le clou en montrant dans sa critique combien Runciman avait surévalué l’importance des Vêpres dans la chute de Charles d’Anjou, et surtout combien son récit était déséquilibré, puisque dans son désir de reconstituer toute la complexité de la "géopolitique" méditerranéenne, il avait fait de l’Aragon le parent pauvre de son récit, alors qu’il était en pleine ascension. Une série de livres avait même déjà mis en évidence combien la dynastie aragonaise avait ajusté ses prétentions dynastiques et sa politique aux besoins des groupes sociaux les plus dynamiques, en particulier la "classe moyenne" des marchands : de ce point de vue, les évènements paraissent beaucoup moins accidentels (sans pour autant verser dans le déterminisme).


Steven Runciman affirmait ne pas avoir de goût pour l’historiographie : pourtant, dix ans après la parution de la thèse de Fernand Braudel sur la Méditerranée, des historiens contemporains de son œuvre affirmaient la nécessité de croiser les points de vue apportés par des sources de natures différentes. Si les historiens s’accordent bien sur une chose en cette période de "crise de l’histoire", c’est bien celle-là ! Peut-être alors aurait-il fallu qu’un médiéviste reconnu de l’Italie fasse le bilan de cet ouvrage en préface…