Illan Pappé revient sur les exactions de 1948, un livre plus gênant que dérangeant.

Il n’est pas facile de faire une critique du dernier livre d’Ilan Pappé, un livre, qui, par son titre même, et de l’aveu de l’auteur, appelle à la polémique. Quelque position que l’on prenne, pour ou contre l’ouvrage, celle-ci est à même de susciter colère et récriminations des soutiens de l’une ou l’autre des parties en conflit au Proche-Orient. Toutefois, d’un point de vue historique et de recherche, ce livre laisse une impression de malaise. Non que ce soit un livre dérangeant, remettant en cause les certitudes, mettant à l’épreuve les convictions et les connaissances de son lecteur – et l’auteur de ces lignes aurait réellement préféré qu’il en soit ainsi – mais plutôt un livre gênant.

Ilan Pappé est un historien de talent, une des figures de proue de la recherche sur la guerre de 1948, et il a apporté des éléments extrêmement précieux pour une meilleure compréhension de cette période, contribuant de façon décisive à la déconstruction de l’historiographie traditionnelle israélienne. Il poursuit ici dans cette voie, relevant minutieusement, et avec un grand souci du détail, les multiples exactions qui ont accompagné la mise en place de l’État d’Israël : vols, viols, meurtres, profanation de sanctuaires… Toutefois, en cela, ce travail ne se distingue de ceux qui l’ont précédé que par l’ampleur de la recension et sa volonté de tendre vers l’exhaustivité, en l’état des connaissances actuelles. En cela, le livre, douloureux à la lecture, prend par endroits une forme de catalogue, de musée des horreurs. Mais cela n’est pas à proprement parler nouveau : à moins d’avoir eu les yeux bandés depuis plus de dix ans sur les avancées et les débats de l’historiographie israélienne, aucune recherche à prétention un tant soit peu sérieuse ne prend plus le récit mythique de la fondation de l’État hébreu au pied de la lettre. Il est entendu, prouvé, certain, que celle-ci s’est faite dans la douleur et les larmes, et qu’elle s’est accompagnée de nombreuses violences à l’encontre des Palestiniens, sous la forme d’une dépossession généralisée, accompagnée de massacres en divers points du territoire progressivement passés sous contrôle des troupes israéliennes, lesquelles se sont révélées sur le terrain, très largement supérieures militairement à leurs adversaires.


Du travail d’historien à un moralisme décevant

Certes, il ne sera jamais inutile de trop répéter ces faits, mais, pour l’essentiel, ils sont acquis. L’avancée notable est dans le titre de l’ouvrage : mettre les mots sur les choses, et le processus qui a conduit au départ ou à l’expulsion (selon l’endroit) des Palestiniens d’une grande partie de la Palestine historique, toujours sous la menace de la violence, ressort bien de la catégorie de la purification ethnique : éliminer une population donnée d’un territoire considéré comme sien par le groupe antagoniste, en général en la chassant. Ce sens technique semble bien pouvoir s’appliquer au fameux plan Daleth, et à l’attitude de certains responsables israéliens de l'époque, mais est à distinguer d’un usage stigmatisant du terme, ce que ne parvient pas toujours à faire Illan Pappé.



À partir de là se pose la question qui sous-tend toute la réflexion de l’auteur : comment un peuple qui sort à peine du pire massacre de son histoire peut-il se comporter de façon aussi brutale envers un autre ? Comment les Israéliens de l’époque, survivants de la Shoah ou sabras d’origine ashkénaze dont la famille à été massacrée en Europe de l’Est, si profondément marqués   par cette expérience, ont-ils pu eux aussi prendre ce chemin de violence ? Et là commence la gêne pour le lecteur. Les aspects philosophiques de la question seraient à discuter ailleurs, la croyance en l’amélioration de l’être humain est admirable, mais les travaux effectués sur "l’histoire inhumaine", les recherches en sciences humaines sur la violence, ont montré depuis longtemps que la relation entre les statuts de victime et de bourreau est beaucoup plus complexe et fusionnelle que la césure traditionnelle ne voudrait le laisser croire.

Il est gênant en ce sens qu’Ilan Pappé semble oublier son travail d’historien pour prendre une posture de moraliste, et cesser de dire le fait pour tenter de dire le juste. La recherche historique doit s’attacher à avoir la vue la plus claire d’un événement, pour le saisir dans ses dynamiques propres et le donner à comprendre, puis, éventuellement, en tirer des éléments explicatifs pour le présent. En l’occurrence, la posture de l’auteur se situe à rebours, mettant en exergue des citations de textes sur la Bosnie et le Kosovo, puis s’y référant pour discuter les événements qu’il expose. La démarche est difficile, car elle risque de mener à des anachronismes. Rompu aux écueils de sa discipline, Pappé évite ce travers, mais ce faisant, en utilisant des textes actuels à vocation programmatique ou juridique sur le passé, il prend le risque de décontextualiser et d’essentialiser les événements sur lesquels il travaille, et de les transformer en absolus. En cela, il tombe dans la tentation de dire le juste, et de s’ériger en juge d’une époque, parfois avec une certaine facilité. En soi, le vol est condamnable, une mort violente est un scandale et une souffrance, chacun sera d’accord avec lui sur ce point, et les exemples abondent sur son terrain de recherche. Mais, décontextualisée, cette souffrance devient iconique, sacrée, et par là même incompréhensible.


Pappé s’érige en juge d’une époque, parfois en dépit du contexte historique

Il ne s’agit pas de dire que Pappé ignore la situation en Palestine durant ces années. Au contraire, il la connaît remarquablement bien. Mais il ne pense qu’à partir de celle-ci, ne prenant pas en compte d’échelles, ni de temps, ni de violence. "Ce qui s’est passé en Palestine est horrible, mais pourquoi le monde n’a-t-il pas réagi ?", est une question qui revient régulièrement au long de l’ouvrage, ne prenant pas en compte que le monde de 1948 n’a pas du tout le même vécu de la violence que le nôtre, qui est sa référence. Si le Moyen-Orient a été relativement épargné, le monde de l’époque se remet à peine d’un conflit atroce où les morts se sont comptés par dizaines de millions, et du choc de la découverte, trois ans seulement auparavant, des charniers nazis. Lorsque l’auteur évoque des opérations d’envergure, des bombardements massifs, des déplacements de populations de masse, il s’agit d’opérations engageant quelques centaines, au plus quelques milliers d’hommes, quelques dizaines de canons, quelques villages à la fois. Rien qui n’émeuve outre mesure un monde où, à la même époque, les armées communistes chinoises arrêtent les chars par la technique des vagues humaines, où les assauts soviétiques de la guerre précédente engageaient des dizaines de milliers de canons et où viennent à peine de s’installer les millions de migrants d’après-guerre, Allemands, Hongrois, Polonais…, dans des déplacements de populations qui bouleversent complètement la cartographie du continent européen. Rien de tout cela n’excuse ce qui a pu se passer en Palestine, seulement, la compréhension ne vaut pas excuse, et sans compréhension, il est impossible de donner à l’événement son juste sens.

 

Une thèse fouillée et documentée

En restant exclusivement concentré sur la thèse du nettoyage ethnique de la Palestine, l’auteur parvient à remarquablement documenter celui-ci, mais au risque de négliger des aspects capitaux de la situation. Cela est vrai de la situation internationale, et de l’endurcissement du temps à la violence. C’est également vrai par rapport à la guerre. Celle-ci prend une place congrue dans le texte, contrairement à ses ouvrages précédents. En cela, il faut peut-être mettre les travaux d’Ilan Pappé en regard les uns des autres. Mais, à lire uniquement ce texte-ci, la guerre menée par Israël disparaît quasiment, ne laissant place qu’aux opérations de nettoyage. En cela, l’auteur mine la crédibilité de sa démonstration. Benny Morris a peut-être laissé trop de place au "brouillard de la guerre" clausewitzien, et aux logiques d’entraînements dans son étude de la même période. Là, Pappé prend le risque de tomber dans l’excès inverse, ce qui laisse une image d’un Israël uniquement occupé à expulser et détruire, et ce, vu, seulement depuis les sphères de pouvoir (Ben Gourion, les généraux), qui ont davantage d’information et une vue plus globale que le reste de la population. En cela, le risque est de ne pas prendre en compte la dynamique qui anime les soldats sur le terrain, les exécutants, leurs peurs, leurs haines, leur perception du combat, et le fait qu’ils ne voient pas de rupture entre les batailles contre les armées régulières arabes, les irréguliers, et les villages où ils habitent et s’abritent. Encore une fois, il s’agit de comprendre, non d’excuser des comportements criminels. Mais refuser de les comprendre, ériger leurs victimes en symboles absolus de souffrance, ferme toute possibilité à la réflexion, et à une éventuelle leçon à en tirer, tout en ouvrant la porte à une conception du monde essentialisée, en bien et en mal.


Du "bien" et du "mal" en historiographie

Il s’agit là du dernier aspect par lequel le livre peut être gênant. Si le "mal" est bien documenté, les plans d’expulsion israéliens, les actes bruts des soldats sur le front, et l’histoire mythique israélienne soigneusement déconstruite, le pan de la réflexion qui concerne les victimes, le "bien", bénéficie d’une surprenante indulgence de la part de l’auteur. En cela, il est possible qu’il rende un mauvais service aux Palestiniens dont il a intégré les souffrances. Non, encore une fois que les exactions dont ils ont été les victimes soient imaginaires. Mais si le récit israélien est à déconstruire, il est tout aussi important de travailler sur son pendant palestinien. Tel quel, ceux-ci sont présentés, en regard d’un Israël puissant et déterminé, uniquement sous leur aspect de victimes : comme les soldats de Tsahal ne sont pas que des bourreaux, les Palestiniens ne sont pas que des victimes ; doivent être aussi étudiées la gestion politique de l’époque, la façon dont a été menée la guerre, les relations au reste du monde… Là aussi, du point de vue de la direction comme des combattants ou des civils sur le terrain.

Outil important pour une connaissance détaillée des crimes de guerre de 1948, pain béni pour les polémistes professionnels de tout bord qui, selon leur habitude, se feront une joie de s’envoyer ce livre et ses critiques à la tête, avec un peu de recul, cet ouvrage reste comme un point d’interrogation, un document précieux sur certains aspects du conflit de 1948, et un témoignage important, quoique malgré lui, du malaise de notre rapport au passé, et de la "religion des victimes", érigées en objet juridique et sacral ultime de notre temps